Dans la vitrine de la librairie, on aperçoit les couvertures de plusieurs livres de poésie. Je les reconnais à leur couleur :
- le rose est le livre écrit par Sofia Odiva, lorsqu'elle est partie, pendant deux mois, dans la forêt. Elle avait pris avec elle des boîtes de nourriture lyophilisée et un petit carnet rose ; elle a chassé quelques insectes, essentiellement de l'espèce des rongeurs de bois, puis les a enduits de résine pour les conserver. Le livre rose, page par page, forme une lente procession d'insectes immobiles. Sophie utilise une prose caoutchouteuse, épaisse ; à l'image des trous de verdure où, sans doute, elle plantait sa tente dans la forêt.
- le vert est le livre de Marie-Jeanne Riquier. J'ai rencontré Marie-Jeanne lors d'une lecture, à la Maison de la poésie. Elle semblait anxieuse, et avait collé son long corps contre le mur du fond. Elle ne semblait pas écouter le jeune poète venu du Mexique, qui lisait, puis expliquait, puis lisait encore, les pages photocopiées qu'il tenait à la main. Dans le livre vert, je crois que Marie-Jeanne a produit le long récit, en alexandrins, de son adolescence ingrate. C'est très étonnant, m'a dit le libraire, très étonnant. L'alexandrin semblait passé de mode, de même que les longs récits poétiques en vers, de même que l'adolescence. C'est très étonnant.
- le livre bleuté, posé contre le livre rose, porte en caractères diffus un titre que je ne peux pas déchiffrer. Cela n'a toutefois pas d'importance : je sais qu'il a été écrit par Louise et Célimène il y a quelques mois, tandis qu'elles tiraient les cartes pour le compte de clients très riches. Elles ont assemblé leurs prédictions en livre, puis ont ajouté des notes de bas de page qui forment la biographie des hommes d'affaire qui, ce soir-là, avaient sollicité leurs talents de devineresses. Le contraste entre les prédictions et les notes de bas de page, m'a dit le libraire, est saisissant : on croirait la rencontre entre Amour, gloire et beauté et la notice wikipédia du CAC 40.
- le livre rayé de jaune et de noir est un peu spécial. C'est le dernier livre de Zohra-Panda30. Le libraire m'a dit, en souriant légèrement, qu'il était un peu spécial, mais qu'il préférait que j'en fasse la découverte tout seul. Le libraire m'a dit que Zohra-Panda30 avait écrit une poésie spéciale. Je ne sais pas ce qu'il a voulu dire.
- le livre de Querelle G. est rayé rose et blanc. C'est de la poésie érotique, bien sûr ; le libraire m'a dit que les illustrations, fournies par Jean Cacatoès, étaient des plus explicites, et qu'il avait hésité à positionner le livre en vitrine. La poésie érotique de Querelle G. est traversée par des courants contraires. Quelquefois, de longs versets s'élancent, portant à bout de bras le torse tatoué de beaux jeunes hommes ; d'autres fois, des vers plus courts, et friables, évoquent la silhouette dégradée de vieillards enveloppés dans des pelisses. La rencontre entre les deux produit une étonnante dissymétrie rythmique.
- mon propre livre, édité l'an dernier, est encore en vitrine. Il ressemble à un accordéon. Ma poésie fonctionne comme un soufflet qu'on rabat sur lui-même. Le libraire, quelquefois, mime des deux bras, qu'il ouvre puis referme d'un mouvement comique, le fonctionnement de ma poésie. Il m'a une fois permis de venir lire les treize sonnets qui ouvrent le livre ; un livre noir, très simple.
- le livre de Blaise Bernard est très épais, massif. Le libraire m'a confié son prix, un prix indécent pour les jeunes poéètes·ses qui, quelquefois, entrent dans la librairie et achètent des livres de poésie. La plupart des pages en sont vides ; d'autres sont encrées, tachées ; on dit que l'imprimeur a confié à ses enfants le soin de renverser des petits tubes d'encre entre les pages du livre, tiré à une centaine d'exemplaires. Le libraire ne m'a pas dit si le livre contenait du texte.
- le livre de Jade38 est, quant à lui, très petit. C'est à peine une plaquette de poésie. Il contient les titres de tous les articles de son blog ; elle les a disposés pour qu'ils forment des haïkus, ce qui explique la finesse du livre. Attention, m'a dit le libraire, attention : ce ne sont pas des haïkus à la française ; Jade38 a scrupuleusement suivi les règles de versification japonaises, si bien qu'elle a coupé à vif les titres des articles de son blog.
- le livre de Parsifal ressemble au livre de Jade38 : même format, mais sa couverture, au lieu d'arborer une belle teinte saumon, est blanche. Personne ne sait encore ce qu'a écrit Parsifal dans ce livre, puisque l'éditeur l'a livré entouré d'une fine couche de plastique. Le libraire m'a expliqué, l'air confus, qu'il n'avait pas osé sortir les livres de cet emballage : le titre, Nommer les oiseaux, est directement imprimé dessus.
- le livre du libraire est caché derrière les autres. Si je ne savais pas que le libraire écrivait aussi de la poésie, je l'aurais sans doute raté. C'est un livre assez ordinaire : couverture beige entourée d'un liséré rouge. Je l'ai feuilleté dans une autre libraire, pour que le libraire n'observe pas les mimiques de mon visage – au demeurant, j'aurais pu éviter cette précaution ; la poésie contenue dans ce livre est de très bonne facture. C'est du vers libre, bien découpé, sans cesse relancé. Chacun des poèmes commence par l'évocation d'un objet carré, puis le déporte sur le plan idéel.
- enfin, le livre de Noémie Melson, avec sa belle couleur dorée. J'attends sa parution depuis le mois d'août. Noémie Melson publie d'ordinaire un nouveau livre tous les mois d'août, mais j'imagine que le rythme ponctuel de la parution de ses journaux poétiques a dû être perturbé par le contexte sanitaire. J'imagine, oui, volontiers que Noémie ne s'est pas réfugiée, comme tous les étés, dans la maison de ses parents pour achever les corrections de son journal, préférant rester chez elle pour s'occuper des plantes, ou toute autre chose semblable et futile.