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2 février 2021 2 02 /02 /février /2021 12:46

Dans la vitrine de la librairie, on aperçoit les couvertures de plusieurs livres de poésie. Je les reconnais à leur couleur :

 

- le rose est le livre écrit par Sofia Odiva, lorsqu'elle est partie, pendant deux mois, dans la forêt. Elle avait pris avec elle des boîtes de nourriture lyophilisée et un petit carnet rose ; elle a chassé quelques insectes, essentiellement de l'espèce des rongeurs de bois, puis les a enduits de résine pour les conserver. Le livre rose, page par page, forme une lente procession d'insectes immobiles. Sophie utilise une prose caoutchouteuse, épaisse ; à l'image des trous de verdure où, sans doute, elle plantait sa tente dans la forêt.

 

- le vert est le livre de Marie-Jeanne Riquier. J'ai rencontré Marie-Jeanne lors d'une lecture, à la Maison de la poésie. Elle semblait anxieuse, et avait collé son long corps contre le mur du fond. Elle ne semblait pas écouter le jeune poète venu du Mexique, qui lisait, puis expliquait, puis lisait encore, les pages photocopiées qu'il tenait à la main. Dans le livre vert, je crois que Marie-Jeanne a produit le long récit, en alexandrins, de son adolescence ingrate. C'est très étonnant, m'a dit le libraire, très étonnant. L'alexandrin semblait passé de mode, de même que les longs récits poétiques en vers, de même que l'adolescence. C'est très étonnant.

 

- le livre bleuté, posé contre le livre rose, porte en caractères diffus un titre que je ne peux pas déchiffrer. Cela n'a toutefois pas d'importance : je sais qu'il a été écrit par Louise et Célimène il y a quelques mois, tandis qu'elles tiraient les cartes pour le compte de clients très riches. Elles ont assemblé leurs prédictions en livre, puis ont ajouté des notes de bas de page qui forment la biographie des hommes d'affaire qui, ce soir-là, avaient sollicité leurs talents de devineresses. Le contraste entre les prédictions et les notes de bas de page, m'a dit le libraire, est saisissant : on croirait la rencontre entre Amour, gloire et beauté et la notice wikipédia du CAC 40.

 

- le livre rayé de jaune et de noir est un peu spécial. C'est le dernier livre de Zohra-Panda30. Le libraire m'a dit, en souriant légèrement, qu'il était un peu spécial, mais qu'il préférait que j'en fasse la découverte tout seul. Le libraire m'a dit que Zohra-Panda30 avait écrit une poésie spéciale. Je ne sais pas ce qu'il a voulu dire.

 

- le livre de Querelle G. est rayé rose et blanc. C'est de la poésie érotique, bien sûr ; le libraire m'a dit que les illustrations, fournies par Jean Cacatoès, étaient des plus explicites, et qu'il avait hésité à positionner le livre en vitrine. La poésie érotique de Querelle G. est traversée par des courants contraires. Quelquefois, de longs versets s'élancent, portant à bout de bras le torse tatoué de beaux jeunes hommes ; d'autres fois, des vers plus courts, et friables, évoquent la silhouette dégradée de vieillards enveloppés dans des pelisses. La rencontre entre les deux produit une étonnante dissymétrie rythmique.

 

- mon propre livre, édité l'an dernier, est encore en vitrine. Il ressemble à un accordéon. Ma poésie fonctionne comme un soufflet qu'on rabat sur lui-même. Le libraire, quelquefois, mime des deux bras, qu'il ouvre puis referme d'un mouvement comique, le fonctionnement de ma poésie. Il m'a une fois permis de venir lire les treize sonnets qui ouvrent le livre ; un livre noir, très simple.

 

- le livre de Blaise Bernard est très épais, massif. Le libraire m'a confié son prix, un prix indécent pour les jeunes poéètes·ses qui, quelquefois, entrent dans la librairie et achètent des livres de poésie. La plupart des pages en sont vides ; d'autres sont encrées, tachées ; on dit que l'imprimeur a confié à ses enfants le soin de renverser des petits tubes d'encre entre les pages du livre, tiré à une centaine d'exemplaires. Le libraire ne m'a pas dit si le livre contenait du texte.

 

- le livre de Jade38 est, quant à lui, très petit. C'est à peine une plaquette de poésie. Il contient les titres de tous les articles de son blog ; elle les a disposés pour qu'ils forment des haïkus, ce qui explique la finesse du livre. Attention, m'a dit le libraire, attention : ce ne sont pas des haïkus à la française ; Jade38 a scrupuleusement suivi les règles de versification japonaises, si bien qu'elle a coupé à vif les titres des articles de son blog.

 

- le livre de Parsifal ressemble au livre de Jade38 : même format, mais sa couverture, au lieu d'arborer une belle teinte saumon, est blanche. Personne ne sait encore ce qu'a écrit Parsifal dans ce livre, puisque l'éditeur l'a livré entouré d'une fine couche de plastique. Le libraire m'a expliqué, l'air confus, qu'il n'avait pas osé sortir les livres de cet emballage : le titre, Nommer les oiseaux, est directement imprimé dessus.

 

- le livre du libraire est caché derrière les autres. Si je ne savais pas que le libraire écrivait aussi de la poésie, je l'aurais sans doute raté. C'est un livre assez ordinaire : couverture beige entourée d'un liséré rouge. Je l'ai feuilleté dans une autre libraire, pour que le libraire n'observe pas les mimiques de mon visage – au demeurant, j'aurais pu éviter cette précaution ; la poésie contenue dans ce livre est de très bonne facture. C'est du vers libre, bien découpé, sans cesse relancé. Chacun des poèmes commence par l'évocation d'un objet carré, puis le déporte sur le plan idéel.

 

- enfin, le livre de Noémie Melson, avec sa belle couleur dorée. J'attends sa parution depuis le mois d'août. Noémie Melson publie d'ordinaire un nouveau livre tous les mois d'août, mais j'imagine que le rythme ponctuel de la parution de ses journaux poétiques a dû être perturbé par le contexte sanitaire. J'imagine, oui, volontiers que Noémie ne s'est pas réfugiée, comme tous les étés, dans la maison de ses parents pour achever les corrections de son journal, préférant rester chez elle pour s'occuper des plantes, ou toute autre chose semblable et futile.

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31 janvier 2021 7 31 /01 /janvier /2021 12:59

Mon ami, R., est entré en conflit frontal avec moi hier soir.

 

J'étais dans le train, et le train, lui, était immobilisé en pleine voie. Les arbres, autour, poussaient ; les haut-parleurs, eux, nous racontaient une histoire. C'est l'histoire de trois départs de feu, et d'un incendie qui ravage, plus loin, une gare.

 

Mon ami, R., m'écrivait ; il me demandait des nouvelles du voyage. Je lui ai parlé des couchers de soleil de Nice et, mal inspirée, des haut-parleurs ; des départs d'incendie ; des feux qu'on ne maîtrise pas.

 

R. estime que toute occasion est bonne pour écrire. On peut écrire, dit-il, sur les couchers de soleil, et sur les départs d'incendie ; mais aussi, dit-il, sur les incendies qu'on ne maîtrise pas.

 

R., l'an passé, a écrit beaucoup de textes : il a d'abord écrit un texte à propos du tome 3 des œuvres complètes de l'écrivain chilien Roberto Bolaño ; c'était retour de librairie. Il a écrit une série de textes à propos des copies de ses élèves ; retour de DS. Il a écrit pour clasher l'année 2019, puis la décade 2010, puis le coronavirus. Il a écrit pour écrire puisque, estime-t-il, tout est prétexte à l'écriture.

 

Désemparée, dans le train, je lui ai écrit, moi aussi, pour lui expliquer que je ne pouvais rien dire des incendies. D'abord, si poétiques fussent-ils, les incendies avaient lieu à plusieurs dizaines de kilomètres de la voie. Ils avaient certes endommagé un câble – et certes, deux des trois feux étaient, désormais, maîtrisés – mais je me sentais incapable de rien écrire à leur propos.

 

R. m'a demandé d'inventer quelque chose ; ou de dire la vérité. Il estime que tout événement, si lointain soit-il, produit un centre autour duquel graviter dans l'écriture. Je lui ai répondu que je n'étais pas un objet qui gravite. Je lui ai répondu que le train qui me portait vers l'incendie roulait en ligne droite, au bord de la mer, avec les arbres autour. "Ce n'est pas, R., de quoi beaucoup graviter !"

 

R. estime que la mer est un objet d'écriture : les vagues formulent le rythme, et les oiseaux, les algues et le soleil, de discrets motifs. On peut, dit R., former des séries à partir du varech qu'on aperçoit à travers les fenêtres du train : varech 1 / varech 2 / varech 3 etc.

 

J'ai répondu à R. qu'il me semblait évident que, lancé à toute allure, le train m'empêchait, depuis ses fenêtres, d'apercevoir le varech. Je ne vois pas, ai-je écrit à R., le varech, et je ne vois pas non plus les mouettes, et je ne vois pas non plus les voiliers.

 

Et tu ne vois pas, dit R., non plus les incendies. Ça n'empêche rien.

 

À ce stade de la dispute, j'ai soupiré. J'ai refermé mon ordinateur ; j'ai sorti une bouteille d'eau de mon sac, et j'ai bu. J'ai pensé aux incendies, à l'écriture et à R. J'avais la nette sensation de tourner en rond.

 

Lorsque j'ai fini par rouvrir mon ordinateur, R. m'avait écrit une série de longs messages. Dans ces longs messages, il formulait une critique étrange et vindicative à propos de ma démarche d'écriture. J'écrivais, disait R., en documentariste ; j'étais factuelle, aride, et naïve ! L'imagination, m'écrivait R., n'est pas ce que tu crois. L'imagination n'est pas maîtrise de l'expérience ; l'imagination c'est, m'écrivait R., quand tu mélanges l'incendie de 2007 aux vagues, aux arbres et à la mer. Tu MÉLANGES les flammes, tu mélanges les vagues, tu mélanges tout et tu écris. C'est tout. Tu n'as pas à mentir. Tu n'as pas à leurrer. Cerne les flammes, cours et saute, sois légère comme un petit voilier balloté sur la mer, et tout ira bien.

 

En définitive, ai-je pensé hier soir, tandis que le haut-parleur annonçait un retard de deux heures en gare de Marseille, en définitive, je ferais mieux de bloquer R.

 

Mais je n'ai pas bloqué R. J'ai continué, à intervalles réguliers, à lui répondre ; j'ai disposé, côte à côte, toutes les idées qui me venaient à propos d'incendies qu'on ne maîtrise pas. Je lui ai dit combien je trouvais notre conversation puérile. J'ai contemplé les nœuds du bois, dans les arbres, et leurs feuilles dans le vent. J'ai pensé qu'il me faudrait connaître le nom de cette espèce d'arbres pour écrire quoi que ce soit qui en vaille la peine à leur propos. Je l'ai dit à R., qui m'a répondu qu'il me suffisait de parler du vent dans les feuilles des arbres ; je lui ai répondu qu'il n'y avait rien à dire du vent non plus. Les fenêtres du train étaient scellées.

 

Quand je suis arrivée en gare de Lyon, R. avait tant écrit, et j'avais tant écrit, que, calculé-je, nous avions écrit assez de mots pour former un livre. Un petit livre : un recueil de poèmes un peu épais, ou bien une grosse nouvelle, ou, pensé-je, un très court roman de poche. Si, pensé-je, R. écrit à propos de notre conversation, il aura de quoi signer un contrat d'édition bientôt. Cela m'a rassurée.

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28 janvier 2021 4 28 /01 /janvier /2021 11:05

"Je pense à ça chaque seconde de chaque minute de chaque heure" est une phrase qui me vient souvent en tête. Je pense à ça, et c'est comme un événement qui ne concerne que moi – c'est que, personne ne sait que ça existe.

 

Cet événement ressemble au deuil, avec toutes ses phases ; mais le deuil est un processus enclenché par un décès, une séparation ou une rupture. Le deuil n'est pas, pensé-je, ce qui doit t'arriver quand tu marches le long d'un chemin côtier et évoques des souvenirs, par la parole, auprès d'une amie.

 

J'ai compris : ce deuil impossible ne concerne que moi. Je n'ai pas le droit de penser que la violence de mes émotions est en mesure de rejaillir si fort dans le réel qu'elle le torde : c'est de la pensée magique.

 

Joan Didion, dans le livre qu'elle consacre au deuil de son mari, parle de cette année de "pensée magique" ; pendant un an, elle a agi en femme superstitieuse. On ne doit pas donner les chemises, cela empêcherait le défunt de revenir. Et peut-être que si, en repensant très fort aux instants qui précèdent la mort, on transforme le souvenir, la mort s'en ira, vaincue.

 

Je n'ai aucune complaisance – Joan Didion non plus – pour mes pensées magiques. "Si je pense très fort à ça, l'histoire se terminera différemment" est aussitôt annulé par un brusque revirement de pensée ; je m'apitoie peu, et jamais longtemps, dans la pensée magique.

 

*

 

Je suis dans le train pour Nice. Il y a presque deux ans, à Nice, quelque chose s'est brisé en moi, et le travail du deuil a commencé, à rebours. C'était un deuil inacceptable, auquel le nom de "deuil" n'a été donné par commodité qu'ensuite, pour expliquer.

 

Nous admettons facilement les deuils lorsqu'ils semblent inévitables : un·e proche meurt, déménage à l'autre bout du monde, ou nous signifie un congé définitif. Il est normal de souffrir, d'être envahi·e par des flots d'émotions contradictoires et violentes ; il est normal de devenir un être fragilisé et friable. Toutes ces choses sont acceptables puisqu'elles ont été provoquées par une cause ! mais les deuils imprévus, en retard de plusieurs années ?

 

*

 

Le deuil m'aura menée très loin. J'ai, dans des vagues successives d'énergie et d'abattement, puisé de quoi beaucoup écrire ; de quoi tourner des vidéos ; de quoi lire, puis de quoi parler de mes lectures.

 

*

 

Annie Ernaux aura été ma compagne ; dans Mémoire de fille, elle explique comment le deuil lui a – c'est la pensée magique, ou ce sont les vagues d'énergie – permis, l'espace d'une année, de donner les bouchées doubles. J'ai donné les bouchées doubles, comme elle, perdue dans la pensée magique, ou perdue dans les émotions, fuyant le long des trottoirs de ma ville.

 

On ne choisit pas le moment du souvenir, ni le moment du deuil. L'émotion t'accapare et te décentre. Je n'ai pas été, depuis deux ans, très maîtresse de mes pensées. J'aurais fait, sans le vouloir, cet apprentissage : qu'on ne choisit pas toujours quel centre surgit en nous.

 

*

 

Joan Didion a compulsé des ouvrages scientifiques sur le deuil : psychiatrie, psychanalyse, philosophie, médecines diverses. Elle a appris que le deuil était une maladie ; que seul son caractère inéluctable – la plupart des êtres humains sont amené·es à souffrir, plusieurs fois au cours de leur vie, de cette maladie-là – empêche une prise en charge du deuil comme maladie.

 

Au sein-même du deuil, il existe un état dit normal, et un état dit pathologique – je chuchote en moi, une maladie dans la maladie. Je suis malade de ma propre maladie. Et je suis triplement malade, puisque je n'aurais pas dû... – on en revient sans cesse à la légitimité, ou à l'illégitimité, des émotions.

 

Je m'inquiète, à propos de temporalités : dans les livres de deuil, les tombeaux, les journaux de deuil, la phase maladive du deuil dure un an. Le mien aura bientôt deux ans, et s'il se calme par endroits, demeure souvent béant. Je m'inquiète de cette triple maladie des émotions, que je ne soigne aucunement.

 

*

 

Ou plutôt, si : j'ai pris quelques cachets pour contrer la douleur, au début, surtout. Je me suis administré quelques "arrêts de travail" sans en notifier personne. J'ai pris à partie mon amoureux, qui a fait pour moi beaucoup des choses matérielles que je ne parvenais plus à prendre en charge. Il a préparé des centaines de tisanes ; il a fait chauffer l'eau de beaucoup de bouillottes. Il m'a offert beaucoup de livres, qu'il ramenait d'excursions : et notamment ce livre de Joan Didion, L'Année de la pensée magique, mais aussi un livre de Goliarda Sapienza, qui cultive la joie, et un autre de Carl Rakosi, dont les poèmes parlent encore d'écriture.

 

J'ai eu besoin de beaucoup parler d'écriture, pendant le deuil. D'écrire une à une, toutes ses phases, dans le journal sentimental. J'ai caché dans le journal la lente compréhension de ce qu'est un deuil, et des manières dont il vous transforme – j'allais dire, vous écrit, puis j'ai eu peur de le dire.

 

*

 

Depuis le deuil, les écrivain·es deviennent d'importants compagnons de voyage.

 

C'est arrivé, il y a bien des années, quand un ami est mort ; Proust était le compagnon de ce premier deuil.

 

Ça arrive encore. Je ne comprends pas toujours pourquoi cet·te écrivain·e, et dans ses livres, cette phrase ; j'ai révisé la manière un rien désincarnée dont j'appréciais les textes. Dans le deuil, des textes que j'aurais trouvés objectivement médiocres devenaient compagnons de route. J'ai appris qu'il existait beaucoup d'approches des textes, que j'ignorais encore. J'ai compris pourquoi Joan Didion avait lu autant de livres qu'elle n'aurait jamais pensé à ouvrir, avant la survenue du deuil.

 

*

 

J'écris beaucoup, comme s'il y avait, dans ce mois passé après la dernière entrée du journal sentimental, beaucoup de choses qui, faute d'avoir été écrites, se pressaient désormais en moi. C'est vrai, quelque part – combien de fois ai-je ouvert le topic du journal, depuis décembre dernier ? les choses se pressent en moi, et demandent leur tour de parole – qu'elles n'auront pas, puisque le coche est manqué...

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14 janvier 2021 4 14 /01 /janvier /2021 14:27
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9 janvier 2021 6 09 /01 /janvier /2021 18:55

C'est la première fois que j'écris ici. Je me demande si le texte, puisqu'écrit ici, conviendra mieux à la police ronde d'overblog.

 

Je repensais à Oriane, qui explique dans son épisode de L'heure du thé qu'elle transpose immédiatement les poèmes qu'elle écrit dans son carnet, sur le web : le rythme visuel y devient palpable, là où les irrégularités de la graphie manuscrite voilent le poème réel.

 

Je suis sensible à cela ; mais pour moi qui ai délaissé depuis longtemps les carnets, les cahiers, et même les feuilles volantes, la question est légèrement différente. Ce sont les polices, les couleurs de fond, la forme des encarts de publication du web qui me laissent, dans la gorge, un goût d'amertume.

Je n'ai jamais osé dire, par exemple, que mes poèmes me semblaient laids, même vains, sur overblog, là où postés sur le Forum, je pensais leur rythme visuel achevé. La musique, au moment de lecture, s'estompait ; j'avais du sable dans la gorge, du sable entre les doigts.

 

À chaque fois que j'ouvre le document appelé Journal sentimental sur le bureau de mon ordinateur, je suis surprise par le titre interne, Accoucher les monstres. Cette discordance discrète – titre interne / titre du document – est le reflet exact de la manière dont ce texte, pardon, ce livre, peine à trouver, d'une couche diégétique à l'autre, sa cohérence. 

 

C'est qu'il s'y promène des morceaux de fiction pure – le Forum et les pseudonymes fictifs –, un journal de mes sentiments, et d'autres choses, plus neutres. Et les poèmes. Qui saura ce qu'est la poésie, dans ce foutoir de livre ?

 

Et d'abord, quelle est la chose qui viendra lier entre elles toutes ces couches diégétiques ? quel récit... je dois avouer qu'il m'en est venu un, cette nuit. Mais j'ai peur, en racontant cette histoire, et pire, en la transformant pour les besoins du texte, d'agir en charognard. Il faudra que j'explique à l'ami que je veux piller le souvenir de la conversation que nous avons eue, une journée entière de janvier 2020.

 

*

 

Je ne veux pas tomber dans le piège qui consiste à confondre un document texte, sur un bureau d'ordinateur, avec un livre. Pourtant, le piège est bien tendu : des pages, de l'encre noire ; ce sont les feuillets d'un livre qu'on aimerait voir imprimé.

 

Jamais je n'ai eu la tentation de confondre mes poèmes, mes textes avec un livre : je les écrivais dans l'encadré rectangulaire du forum, disposés à côté du panneau des émoticones. C'était un espace sacré, à sa manière, mais qui n'avait rien de livresque.

 

Je ne veux pas disqualifier les espaces rectangulaires du Forum ou d'overblog : je l'ai dit, pour moi, ils accumulent de nombreuses strates de souvenirs : joie, espérance, anxiété, frénésie d'écriture, parfois même des larmes. Ils sont sacrés.

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4 janvier 2021 1 04 /01 /janvier /2021 17:00

J'étais petite et Christos était petit avec moi. C'était l'amoureux de ma tante ; il avait vingt ans et quelques, les cheveux longs, et passait de longues heures penché sur son skate ; il le bricolait. Il parlait avec lenteur ; il était grec.

 

Moi, j'étais petite, et cela me convenait. J'avais beaucoup de choses à lui apprendre : les trésors de la forêt, les sentiers sur lesquels on monte et les branchages auxquels on s'accroche pour ne pas glisser ; les écureuils, sveltes, qui se glissent très vite au sommet des sapins, et les cabanes qu'on répare tous les ans, parce qu'elles s'effondrent sur elles-mêmes.

 

Chris me suivait, il se faisait tout petit ; à l'époque, il était si grand qu'on aurait pu me plier trois fois sur moi-même pour atteindre le sommet de son crâne, mais dans la forêt, il me suivait. Il prenait garde, comme moi, à cramponner les jeunes troncs d'arbres, et ne glissait que rarement.

 

Un jour, je l'ai amené tout en haut de la montagne. C'était l'heure où le soleil commence à se coucher et baigne la vallée de trois couleurs : orange, rouge et vert. Nous nous sommes assis sur la butte, le nez dans les sapins, les fesses sur les épines ; tous les écureuils autour de nous couraient pour ne rien rater du spectacle. Je me souviens que nous riions ; de quoi pouvions-nous bien discuter ?

 

Il avait trois fois mon âge, et nous étions petits sur la montagne. Les pierres de quartz qui affleurent à cet endroit devaient nous écorcher les genoux, et puis les mains. Depuis le chalet montait de la fumée. Le soleil se couchait. Je me suis relevée, puis j'ai pris Chris par la main pour l'aider à faire de même.

 

Mais nous étions perdus. Le sentier se divise à de multiples reprises, en montagne ; nous avions déambulé entre les troncs, parmi les écureuils ; nous avions trouvé finalement l'endroit le plus haut de la montagne, mais nous savions aussi que si nous redescendions trop, nous nous retrouverions en ville, frileusement serrés au bord d'une route, parmi les camions énormes qui franchissent la frontière ; les camions italiens, qui viennent en France, et les camions français, qui partent en Italie.

 

Chris et moi savions que les adultes devaient s'être rendus compte de notre disparition. Lui, il avait une plus grosse voix que la mienne ; il cria, mais personne ne répondit. Il cria de nouveau, et effraya les écureuils. Je le regardais en riant, alors il me regarda en riant aussi.

 

Nous avons essayé toutes les combinaisons de sentiers. Nous avons établi des repères ; le tronc portait de la mousse, ou le rocher de la bruyère.

 

Nous sommes passés, trois fois, devant le même rocher, et trois fois devant la même mousse. Nous ne cessions pas de rire, comme de petits bouquetins aveugles, et égarés. Le soleil tombait dru, et nos mains commençaient à se pétrifier.

 

Je pensais à Vitalis, qui dans Sans famille meurt gelé une nuit d'hiver, sous les yeux impuissants de Rémi. Je me demandais ce que nous ferions pour préserver la chaleur de nos corps, une fois la nuit tombée. Peut-être que les écureuils se serreraient contre nous ? peut-être que les renards nous inviteraient dans leurs terriers ? on imagine volontiers des successions de corridors sous-terrains, remplis de noisettes, et de petits animaux morts.

 

Ou alors, je me suis demandé qui de nous deux jouerait le rôle de Vitalis, et qui, le rôle de Rémi. Nous n'avions ni l'un ni l'autre l'air d'un vieil homme.

 

Je ne sais plus comment nous avons retrouvé le chalet, la chaleur du poêle, et toute la famille qui nous attendait. Que pensaient-ils de notre disparition ? je ne m'en souviens plus.

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22 décembre 2020 2 22 /12 /décembre /2020 19:19

Que se passe-t-il dans le train ? que se passe-t-il quand, dans l'angle, les paysages défilent ? des champs, des arbres, de l'eau éparse, quelquefois des moutons.

 

C'est toujours le même genre de paysages, et c'est toujours le même genre de pensées. Ces pensées concernent : mon futur, mon cheminement comme écrivaine, l'endroit où j'habite et les endroits où peut-être, un jour, j'habiterai aussi. Ces pensées sont les pensées des personnes qui, dans l'angle, voient le paysage défiler.

 

Une hypothèse me vient en tête, pas plus absurde qu'une autre. Je suis séparée, divisée, en partance. Le lieu 1 de ma vie, ce lieu d'habitudes et de visages aimés, laisse place au lieu 2 – autres habitudes, autres visages, autres croyances. Les deux lieux m'appartiennent, je les connais bien, je les médite et les rumine.

 

Dans le train, le lieu 1 se termine, et le lieu 2 se prépare. Je suis séparée, divisée, et de grandes et brusques pensées me coupent le souffle. Tout ça n'est pourtant qu'affaire d'angle, et j'imagine volontiers que mes voisin·es de wagon partagent les mêmes pensées. Simplement, elleux n'ont pas l'habitude de se saisir d'un clavier pour les noter, lorsqu'elles viennent. Cela ne les empêche sans doute pas d'atteindre divers degrés de réflexivité ; elleux aussi prennent souvent le train, et ne peuvent plus tomber dans le piège tendu pour elleux par les paysages.

 

Toute réflexivité étant par nature située, je pense aux pensées de train de mes camarades écrivain·es. Aux poèmes d'Orties, aussi bien qu'aux textes d'Aomphalos. Et même, aux vidéopoèmes de François Bon, et à ceux d'Aomphalos. Je pense que, dans leur angle propre, iels trouvent quelque chose qui peut s'écrire aussi. Mais ça ne s'écrit pas comme moi. Ça ne raconte pas la même histoire.

 

Pourquoi, nous qui nous ressemblons, au fond, tant, racontons-nous des histoires si différentes les unes des autres ? appartenons-nous bien à la même espèce ? sommes-nous toustes les mêmes humain·es dans le wagon, et les épaules que nous appuyons au dossier de notre siège, pour mieux contempler les paysages, sont-elles toutes de la même chair ?

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16 décembre 2020 3 16 /12 /décembre /2020 16:54

Parfois, je ne veux plus aller sur mon site. Je ne veux plus regarder les statistiques ; je ne veux plus entrer dans le code, et je ne veux plus payer l'hébergeur. Je ne veux plus valider les commentaires de mes tantes, qui trouvent à s'extasier devant chacun de mes poèmes, et je ne veux plus constater, froidement, qu'hors la France, mes seules visites me viennent de Russie. Je ne connais personne en Russie, et je soupçonne fort que ces visites soient liées aux spams qui surgissent à intervalles réguliers entre deux commentaires de mes tantes.

 

Ma première tante s'appelle Kathy. Elle a les cheveux courts et porte de vastes pulls tricotés à la main. Elle écrivait, plus jeune, des fictions érotiques qu'elle publiait sous le pseudonyme de Cyber-Kat. C'est elle qui m'a offert, la première année, un hébergement d'une durée de trois ans sur BaBa-web.

 

Ma deuxième tante s'appelle Donna. Elle a les cheveux roses, et ne porte que des robes à col bateau. Elle code depuis l'enfance et m'a offert des cours de Python, pensant réactiver en moi une fibre familiale.

 

Mes deux tantes m'ont élevée. Ma mère, leur sœur, avait choisi une autre voie. Elle a vécu vingt ans dans une communauté autogérée de lesbiennes anarchistes, puis est morte. Les lesbiennes anarchistes interdisaient qu'on élève sa progéniture sur place et, quelque part, cela a dû convenir à ma mère.

 

Mes deux tantes, donc, m'ont élevée. Elles m'adorent et pensent qu'un jour, je leur ressemblerai. Qu'un jour sans doute, j'écrirai moi aussi des récits dévergondés, j'irai dans des manifs en salopette rose, et que je hackerai les sites d'organisations masculinistes pour remplacer tous les mots par de petites images de clitoris.

 

Quand je leur ai avoué que j'écrivais de la poésie, elles m'ont, donc, incitée à ouvrir un site, et c'est vrai qu'au début leur idée me plaisait. Depuis que Francine BaBa a créé un hébergeur de sites clefs en main, conçus pour les poétesses, il est devenu facile de publier ses poèmes en ligne. J'aurais pu me contenter d'un blog vieille école, mais je n'étais pas contre deux ou trois fonctionnalités que Donna avait pensé à implémenter, quelques années après la mort de Francine BaBa – elle avait repris la direction de son entreprise de structuration du web littéraire féministe.

 

Je n'écris de poèmes qu'à propos de motifs lyriques éculés : la mer, les vagues, les oiseaux, et quelquefois les algues échouées sur le sable. Mon sable n'est pas fin ; en réalité, j'évoque plutôt les plages bretonnes, striées de brisures de coquillages, d'algues odorantes et de moucherons. L'odeur en est forte, et un peu repoussante.

 

Je n'étais donc pas étonnée, au début, de n'être visitée que par mes tantes. Kathy signe de son ancien pseudonyme, Donna d'un sobre Hack-and-Doll. Parfois, leurs commentaires défilants se promènent dans les marges de mes poèmes, et de petites images de bigorneaux apparaissent et clignotent. Je sourie. C'est vrai que depuis que j'ai emménagée à Plougastel, elles me manquent. Assister à leurs facéties numériques me donne presque l'impression que j'éprouvais, petite, quand elles s'introduisaient dans ma chambre, les matins d'hiver, avec une tasse de chocolat fumant et des croissants maison.

 

À la maison, on pouvait parfois avoir l'impression de déambuler dans un étrange musée, voué à la sauvegarde de toutes les technologies de micro-informatique bidouillées depuis les années 80. Tous les objets étaient en parfait état de fonctionnement, et moi, la petite fille rêveuse, j'aimais les allumer et comparer les bruits qu'ils faisaient. J'avais dans la main droite mon microphone, et de la gauche, je tripotais des boutons, des claviers, des souris.

 

Mes premiers poèmes étaient sonores. Je ne suis venue aux vagues qu'ensuite. Quelque part, je me suis classicisée avec le temps. Francine BaBa, qui avait tant représenté pour mes deux tantes, n'écrivait à mes yeux qu'une poésie fade et machinique. Mais passons.

 

Je vois bien que je tourne autour du pot. Tout a commencé il y a deux semaines. J'avais écrit un poème, "Caresser les vagues par temps de naufrages". Il était composé de décasyllabes ; je n'ai jamais compris pourquoi ce vers était tombé en désuétude pour l'alexandrin. Ni, d'ailleurs, pourquoi l'alexandrin avait été chassé par le vers libre, il y a quelques décennies. Mais passons, je vois bien que j'essaie de gagner du temps.

 

Une personne est venue sur mon site, d'Espagne. Un mercredi d'abord, puis le lendemain. Pendant une semaine, cette personne est venue tous les jours. Son chemin de navigation était monotone : elle commençait par visiter les pages paires, puis les pages impaires, pour finir sur le poème "Caresser les vagues par temps de naufrages". Elle restait là un quart d'heure, parfois quelques minutes de plus, puis s'en allait pour revenir le lendemain. J'étais vaguement inquiète.

 

Donna, sans doute, aurait pu m'aider, mais je n'osais pas solliciter mes tantes qui, ce mois-là, étaient occupées à archiver tout le travail d'écriture d'une de leurs amies, Perséphonedu95, qui commençait à perdre la mémoire. Cette Perséphone avait été l'une des écrivaines les plus prolixes du collectif de hackeuses féministes qu'elles avaient créé trente ans plus tôt pour envahir le web avec des poèmes de Sappho. Sous ses 69 identités, elle avait réussi le prodige de créer plus de 3000 sites, pages wikipédia, profils sur des forums et chaînes youtube qui, toutes, formaient une constellation d'une cohérence et d'une beauté stupéfiantes.

 

Donc, je ne voulais pas déranger mes deux tantes. Elles avaient posé leurs valises dans le vaste appartement parisien où Perséphone vivait en compagnie de ses chiens, et comptaient y rester quelques temps.

 

Le mercredi de la semaine suivante, mon site a commencé à s'effondrer. J'aurais dû m'en douter. D'abord, c'était très doux : les coquillages se mélangeaient. Palourdes pour couteau, ormeaux pour coques... La personne qui visitait mon site depuis l'Espagne ne s'était pourtant pas manifestée. Je pense que ce comportement est déloyal ; mais je sais que mes hackeuses de tantes n'ont jamais ressenti le besoin de prévenir Amazon, Causeur ou Fdesouche avant de leur tomber dessus. "Sappho !"

 

Je ne comprenais pas ; quand, graduellement, les couleurs ont commencé à s'estomper, je ne comprenais toujours pas. Qui pouvait bien s'intéresser à un site modeste, rempli de poèmes dont les plus vieux n'avaient pas cinq ans ? et quel·le Espagnol·e pouvait éprouver de la jubilation à pirater des histoires de plages bretonnes, de vieux phares et de longues mouettes échouées ?

 

Mon site, devenu pâle et étrange, s'est tout d'un coup agité. J'ai compris que l'érosion lente des débuts n'allait pas durer ; que mon Espagnol·e avait peut-être, somme toute, souhaité me prévenir qu'une chose plus grave se préparait. Je crois que c'est quand le vers de mes poèmes, du jour au lendemain, s'est allongé de deux syllabes, que j'ai pris conscience de la malignité de mon pirate.

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13 décembre 2020 7 13 /12 /décembre /2020 13:08

Il y a des choses que j'aime observer chez mes ami·es – comme tout un·e chacun·e, mais puisque c'est une chose à partir de laquelle il est agréable d'écrire, mieux vaut l'écrire.

 

Par exemple, j'aime particulièrement la voix de R. et sa diction, sa manière de mettre en scène, inconsciemment, la pensée ; la pensée avance par petits coups prudents, de plus en plus loin dans le noir, et j'ai l'impression d'assister à de petits miracles auxquels je peux contribuer.

 

Pour C., c'est la manière qu'elle a de faire les choses. Quand je suis dans ses appartements, je peux m'asseoir ; tantôt sur son lit, tantôt sur un vieux fauteuil, rarement par terre ; et je la regarde. Elle prépare du thé, ou alors elle coupe des légumes avec un gros couteau. Ses tables sont irrégulières et parfaitement habitées. Je me sens incapable de trouver les mots qui, dans l'écriture, seraient un calque des sensations que j'éprouve en regardant C. couper des légumes / préparer du thé.

 

Mais j'ai de la chance. R., deux fois par an, écrit un poème dans lequel il évoque C. ; son écriture à lui semble capable de circonscrire la manière dont C. coupe les légumes.

 

Pourquoi l'écriture de R. est-elle capable de ça ? pourquoi la mienne, non ?

 

Pourquoi l'écriture de C. ressemble à la manière dont C. habite le monde ? si je lis un texte de C., c'est un peu comme si elle me préparait un thé aux fleurs. Je la sens, dans ma lecture, installer des petites tasses en porcelaine sur les carreaux de la table. Je vois les fleurs séchées, les livres qui servent de cale à mon fauteuil, les parfums qui flottent, la lumière complexe et chatoyante.

 

Mais je dois inventer tout ça parce que C. me manque et que j'essaie de recréer sa présence dans l'écriture. D'ailleurs j'échoue. C'est de lire un texte de Maggie Nelson, elle parle d'écriture, de mémoire, d'invention, tout ça m'intéresse.

 

Quand je lis un texte de R., est-ce que c'est R. ? un peu, mais ce n'est pas pareil. Je ne vois pas R. bouger dans ses textes. Je ne vois pas non plus T. bouger dans les siens, ou O. O., peut-être que si. Nos textes ressemblent-ils à nos qualités ? sont-ils le calque de l'image forte que nous imprimons, le temps d'un thé ou d'une discussion, dans la mémoire de nos ami·es ? je n'en sais rien. Ils peuvent peut-être jouer le rôle de substitut, de fantoches, en leur absence. Mais ce n'est pas un mauvais rôle.

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11 décembre 2020 5 11 /12 /décembre /2020 13:51
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