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28 janvier 2021 4 28 /01 /janvier /2021 11:05

"Je pense à ça chaque seconde de chaque minute de chaque heure" est une phrase qui me vient souvent en tête. Je pense à ça, et c'est comme un événement qui ne concerne que moi – c'est que, personne ne sait que ça existe.

 

Cet événement ressemble au deuil, avec toutes ses phases ; mais le deuil est un processus enclenché par un décès, une séparation ou une rupture. Le deuil n'est pas, pensé-je, ce qui doit t'arriver quand tu marches le long d'un chemin côtier et évoques des souvenirs, par la parole, auprès d'une amie.

 

J'ai compris : ce deuil impossible ne concerne que moi. Je n'ai pas le droit de penser que la violence de mes émotions est en mesure de rejaillir si fort dans le réel qu'elle le torde : c'est de la pensée magique.

 

Joan Didion, dans le livre qu'elle consacre au deuil de son mari, parle de cette année de "pensée magique" ; pendant un an, elle a agi en femme superstitieuse. On ne doit pas donner les chemises, cela empêcherait le défunt de revenir. Et peut-être que si, en repensant très fort aux instants qui précèdent la mort, on transforme le souvenir, la mort s'en ira, vaincue.

 

Je n'ai aucune complaisance – Joan Didion non plus – pour mes pensées magiques. "Si je pense très fort à ça, l'histoire se terminera différemment" est aussitôt annulé par un brusque revirement de pensée ; je m'apitoie peu, et jamais longtemps, dans la pensée magique.

 

*

 

Je suis dans le train pour Nice. Il y a presque deux ans, à Nice, quelque chose s'est brisé en moi, et le travail du deuil a commencé, à rebours. C'était un deuil inacceptable, auquel le nom de "deuil" n'a été donné par commodité qu'ensuite, pour expliquer.

 

Nous admettons facilement les deuils lorsqu'ils semblent inévitables : un·e proche meurt, déménage à l'autre bout du monde, ou nous signifie un congé définitif. Il est normal de souffrir, d'être envahi·e par des flots d'émotions contradictoires et violentes ; il est normal de devenir un être fragilisé et friable. Toutes ces choses sont acceptables puisqu'elles ont été provoquées par une cause ! mais les deuils imprévus, en retard de plusieurs années ?

 

*

 

Le deuil m'aura menée très loin. J'ai, dans des vagues successives d'énergie et d'abattement, puisé de quoi beaucoup écrire ; de quoi tourner des vidéos ; de quoi lire, puis de quoi parler de mes lectures.

 

*

 

Annie Ernaux aura été ma compagne ; dans Mémoire de fille, elle explique comment le deuil lui a – c'est la pensée magique, ou ce sont les vagues d'énergie – permis, l'espace d'une année, de donner les bouchées doubles. J'ai donné les bouchées doubles, comme elle, perdue dans la pensée magique, ou perdue dans les émotions, fuyant le long des trottoirs de ma ville.

 

On ne choisit pas le moment du souvenir, ni le moment du deuil. L'émotion t'accapare et te décentre. Je n'ai pas été, depuis deux ans, très maîtresse de mes pensées. J'aurais fait, sans le vouloir, cet apprentissage : qu'on ne choisit pas toujours quel centre surgit en nous.

 

*

 

Joan Didion a compulsé des ouvrages scientifiques sur le deuil : psychiatrie, psychanalyse, philosophie, médecines diverses. Elle a appris que le deuil était une maladie ; que seul son caractère inéluctable – la plupart des êtres humains sont amené·es à souffrir, plusieurs fois au cours de leur vie, de cette maladie-là – empêche une prise en charge du deuil comme maladie.

 

Au sein-même du deuil, il existe un état dit normal, et un état dit pathologique – je chuchote en moi, une maladie dans la maladie. Je suis malade de ma propre maladie. Et je suis triplement malade, puisque je n'aurais pas dû... – on en revient sans cesse à la légitimité, ou à l'illégitimité, des émotions.

 

Je m'inquiète, à propos de temporalités : dans les livres de deuil, les tombeaux, les journaux de deuil, la phase maladive du deuil dure un an. Le mien aura bientôt deux ans, et s'il se calme par endroits, demeure souvent béant. Je m'inquiète de cette triple maladie des émotions, que je ne soigne aucunement.

 

*

 

Ou plutôt, si : j'ai pris quelques cachets pour contrer la douleur, au début, surtout. Je me suis administré quelques "arrêts de travail" sans en notifier personne. J'ai pris à partie mon amoureux, qui a fait pour moi beaucoup des choses matérielles que je ne parvenais plus à prendre en charge. Il a préparé des centaines de tisanes ; il a fait chauffer l'eau de beaucoup de bouillottes. Il m'a offert beaucoup de livres, qu'il ramenait d'excursions : et notamment ce livre de Joan Didion, L'Année de la pensée magique, mais aussi un livre de Goliarda Sapienza, qui cultive la joie, et un autre de Carl Rakosi, dont les poèmes parlent encore d'écriture.

 

J'ai eu besoin de beaucoup parler d'écriture, pendant le deuil. D'écrire une à une, toutes ses phases, dans le journal sentimental. J'ai caché dans le journal la lente compréhension de ce qu'est un deuil, et des manières dont il vous transforme – j'allais dire, vous écrit, puis j'ai eu peur de le dire.

 

*

 

Depuis le deuil, les écrivain·es deviennent d'importants compagnons de voyage.

 

C'est arrivé, il y a bien des années, quand un ami est mort ; Proust était le compagnon de ce premier deuil.

 

Ça arrive encore. Je ne comprends pas toujours pourquoi cet·te écrivain·e, et dans ses livres, cette phrase ; j'ai révisé la manière un rien désincarnée dont j'appréciais les textes. Dans le deuil, des textes que j'aurais trouvés objectivement médiocres devenaient compagnons de route. J'ai appris qu'il existait beaucoup d'approches des textes, que j'ignorais encore. J'ai compris pourquoi Joan Didion avait lu autant de livres qu'elle n'aurait jamais pensé à ouvrir, avant la survenue du deuil.

 

*

 

J'écris beaucoup, comme s'il y avait, dans ce mois passé après la dernière entrée du journal sentimental, beaucoup de choses qui, faute d'avoir été écrites, se pressaient désormais en moi. C'est vrai, quelque part – combien de fois ai-je ouvert le topic du journal, depuis décembre dernier ? les choses se pressent en moi, et demandent leur tour de parole – qu'elles n'auront pas, puisque le coche est manqué...

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