Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
31 janvier 2021 7 31 /01 /janvier /2021 12:59

Mon ami, R., est entré en conflit frontal avec moi hier soir.

 

J'étais dans le train, et le train, lui, était immobilisé en pleine voie. Les arbres, autour, poussaient ; les haut-parleurs, eux, nous racontaient une histoire. C'est l'histoire de trois départs de feu, et d'un incendie qui ravage, plus loin, une gare.

 

Mon ami, R., m'écrivait ; il me demandait des nouvelles du voyage. Je lui ai parlé des couchers de soleil de Nice et, mal inspirée, des haut-parleurs ; des départs d'incendie ; des feux qu'on ne maîtrise pas.

 

R. estime que toute occasion est bonne pour écrire. On peut écrire, dit-il, sur les couchers de soleil, et sur les départs d'incendie ; mais aussi, dit-il, sur les incendies qu'on ne maîtrise pas.

 

R., l'an passé, a écrit beaucoup de textes : il a d'abord écrit un texte à propos du tome 3 des œuvres complètes de l'écrivain chilien Roberto Bolaño ; c'était retour de librairie. Il a écrit une série de textes à propos des copies de ses élèves ; retour de DS. Il a écrit pour clasher l'année 2019, puis la décade 2010, puis le coronavirus. Il a écrit pour écrire puisque, estime-t-il, tout est prétexte à l'écriture.

 

Désemparée, dans le train, je lui ai écrit, moi aussi, pour lui expliquer que je ne pouvais rien dire des incendies. D'abord, si poétiques fussent-ils, les incendies avaient lieu à plusieurs dizaines de kilomètres de la voie. Ils avaient certes endommagé un câble – et certes, deux des trois feux étaient, désormais, maîtrisés – mais je me sentais incapable de rien écrire à leur propos.

 

R. m'a demandé d'inventer quelque chose ; ou de dire la vérité. Il estime que tout événement, si lointain soit-il, produit un centre autour duquel graviter dans l'écriture. Je lui ai répondu que je n'étais pas un objet qui gravite. Je lui ai répondu que le train qui me portait vers l'incendie roulait en ligne droite, au bord de la mer, avec les arbres autour. "Ce n'est pas, R., de quoi beaucoup graviter !"

 

R. estime que la mer est un objet d'écriture : les vagues formulent le rythme, et les oiseaux, les algues et le soleil, de discrets motifs. On peut, dit R., former des séries à partir du varech qu'on aperçoit à travers les fenêtres du train : varech 1 / varech 2 / varech 3 etc.

 

J'ai répondu à R. qu'il me semblait évident que, lancé à toute allure, le train m'empêchait, depuis ses fenêtres, d'apercevoir le varech. Je ne vois pas, ai-je écrit à R., le varech, et je ne vois pas non plus les mouettes, et je ne vois pas non plus les voiliers.

 

Et tu ne vois pas, dit R., non plus les incendies. Ça n'empêche rien.

 

À ce stade de la dispute, j'ai soupiré. J'ai refermé mon ordinateur ; j'ai sorti une bouteille d'eau de mon sac, et j'ai bu. J'ai pensé aux incendies, à l'écriture et à R. J'avais la nette sensation de tourner en rond.

 

Lorsque j'ai fini par rouvrir mon ordinateur, R. m'avait écrit une série de longs messages. Dans ces longs messages, il formulait une critique étrange et vindicative à propos de ma démarche d'écriture. J'écrivais, disait R., en documentariste ; j'étais factuelle, aride, et naïve ! L'imagination, m'écrivait R., n'est pas ce que tu crois. L'imagination n'est pas maîtrise de l'expérience ; l'imagination c'est, m'écrivait R., quand tu mélanges l'incendie de 2007 aux vagues, aux arbres et à la mer. Tu MÉLANGES les flammes, tu mélanges les vagues, tu mélanges tout et tu écris. C'est tout. Tu n'as pas à mentir. Tu n'as pas à leurrer. Cerne les flammes, cours et saute, sois légère comme un petit voilier balloté sur la mer, et tout ira bien.

 

En définitive, ai-je pensé hier soir, tandis que le haut-parleur annonçait un retard de deux heures en gare de Marseille, en définitive, je ferais mieux de bloquer R.

 

Mais je n'ai pas bloqué R. J'ai continué, à intervalles réguliers, à lui répondre ; j'ai disposé, côte à côte, toutes les idées qui me venaient à propos d'incendies qu'on ne maîtrise pas. Je lui ai dit combien je trouvais notre conversation puérile. J'ai contemplé les nœuds du bois, dans les arbres, et leurs feuilles dans le vent. J'ai pensé qu'il me faudrait connaître le nom de cette espèce d'arbres pour écrire quoi que ce soit qui en vaille la peine à leur propos. Je l'ai dit à R., qui m'a répondu qu'il me suffisait de parler du vent dans les feuilles des arbres ; je lui ai répondu qu'il n'y avait rien à dire du vent non plus. Les fenêtres du train étaient scellées.

 

Quand je suis arrivée en gare de Lyon, R. avait tant écrit, et j'avais tant écrit, que, calculé-je, nous avions écrit assez de mots pour former un livre. Un petit livre : un recueil de poèmes un peu épais, ou bien une grosse nouvelle, ou, pensé-je, un très court roman de poche. Si, pensé-je, R. écrit à propos de notre conversation, il aura de quoi signer un contrat d'édition bientôt. Cela m'a rassurée.

Partager cet article
Repost0

commentaires