Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 décembre 2020 3 16 /12 /décembre /2020 16:54

Parfois, je ne veux plus aller sur mon site. Je ne veux plus regarder les statistiques ; je ne veux plus entrer dans le code, et je ne veux plus payer l'hébergeur. Je ne veux plus valider les commentaires de mes tantes, qui trouvent à s'extasier devant chacun de mes poèmes, et je ne veux plus constater, froidement, qu'hors la France, mes seules visites me viennent de Russie. Je ne connais personne en Russie, et je soupçonne fort que ces visites soient liées aux spams qui surgissent à intervalles réguliers entre deux commentaires de mes tantes.

 

Ma première tante s'appelle Kathy. Elle a les cheveux courts et porte de vastes pulls tricotés à la main. Elle écrivait, plus jeune, des fictions érotiques qu'elle publiait sous le pseudonyme de Cyber-Kat. C'est elle qui m'a offert, la première année, un hébergement d'une durée de trois ans sur BaBa-web.

 

Ma deuxième tante s'appelle Donna. Elle a les cheveux roses, et ne porte que des robes à col bateau. Elle code depuis l'enfance et m'a offert des cours de Python, pensant réactiver en moi une fibre familiale.

 

Mes deux tantes m'ont élevée. Ma mère, leur sœur, avait choisi une autre voie. Elle a vécu vingt ans dans une communauté autogérée de lesbiennes anarchistes, puis est morte. Les lesbiennes anarchistes interdisaient qu'on élève sa progéniture sur place et, quelque part, cela a dû convenir à ma mère.

 

Mes deux tantes, donc, m'ont élevée. Elles m'adorent et pensent qu'un jour, je leur ressemblerai. Qu'un jour sans doute, j'écrirai moi aussi des récits dévergondés, j'irai dans des manifs en salopette rose, et que je hackerai les sites d'organisations masculinistes pour remplacer tous les mots par de petites images de clitoris.

 

Quand je leur ai avoué que j'écrivais de la poésie, elles m'ont, donc, incitée à ouvrir un site, et c'est vrai qu'au début leur idée me plaisait. Depuis que Francine BaBa a créé un hébergeur de sites clefs en main, conçus pour les poétesses, il est devenu facile de publier ses poèmes en ligne. J'aurais pu me contenter d'un blog vieille école, mais je n'étais pas contre deux ou trois fonctionnalités que Donna avait pensé à implémenter, quelques années après la mort de Francine BaBa – elle avait repris la direction de son entreprise de structuration du web littéraire féministe.

 

Je n'écris de poèmes qu'à propos de motifs lyriques éculés : la mer, les vagues, les oiseaux, et quelquefois les algues échouées sur le sable. Mon sable n'est pas fin ; en réalité, j'évoque plutôt les plages bretonnes, striées de brisures de coquillages, d'algues odorantes et de moucherons. L'odeur en est forte, et un peu repoussante.

 

Je n'étais donc pas étonnée, au début, de n'être visitée que par mes tantes. Kathy signe de son ancien pseudonyme, Donna d'un sobre Hack-and-Doll. Parfois, leurs commentaires défilants se promènent dans les marges de mes poèmes, et de petites images de bigorneaux apparaissent et clignotent. Je sourie. C'est vrai que depuis que j'ai emménagée à Plougastel, elles me manquent. Assister à leurs facéties numériques me donne presque l'impression que j'éprouvais, petite, quand elles s'introduisaient dans ma chambre, les matins d'hiver, avec une tasse de chocolat fumant et des croissants maison.

 

À la maison, on pouvait parfois avoir l'impression de déambuler dans un étrange musée, voué à la sauvegarde de toutes les technologies de micro-informatique bidouillées depuis les années 80. Tous les objets étaient en parfait état de fonctionnement, et moi, la petite fille rêveuse, j'aimais les allumer et comparer les bruits qu'ils faisaient. J'avais dans la main droite mon microphone, et de la gauche, je tripotais des boutons, des claviers, des souris.

 

Mes premiers poèmes étaient sonores. Je ne suis venue aux vagues qu'ensuite. Quelque part, je me suis classicisée avec le temps. Francine BaBa, qui avait tant représenté pour mes deux tantes, n'écrivait à mes yeux qu'une poésie fade et machinique. Mais passons.

 

Je vois bien que je tourne autour du pot. Tout a commencé il y a deux semaines. J'avais écrit un poème, "Caresser les vagues par temps de naufrages". Il était composé de décasyllabes ; je n'ai jamais compris pourquoi ce vers était tombé en désuétude pour l'alexandrin. Ni, d'ailleurs, pourquoi l'alexandrin avait été chassé par le vers libre, il y a quelques décennies. Mais passons, je vois bien que j'essaie de gagner du temps.

 

Une personne est venue sur mon site, d'Espagne. Un mercredi d'abord, puis le lendemain. Pendant une semaine, cette personne est venue tous les jours. Son chemin de navigation était monotone : elle commençait par visiter les pages paires, puis les pages impaires, pour finir sur le poème "Caresser les vagues par temps de naufrages". Elle restait là un quart d'heure, parfois quelques minutes de plus, puis s'en allait pour revenir le lendemain. J'étais vaguement inquiète.

 

Donna, sans doute, aurait pu m'aider, mais je n'osais pas solliciter mes tantes qui, ce mois-là, étaient occupées à archiver tout le travail d'écriture d'une de leurs amies, Perséphonedu95, qui commençait à perdre la mémoire. Cette Perséphone avait été l'une des écrivaines les plus prolixes du collectif de hackeuses féministes qu'elles avaient créé trente ans plus tôt pour envahir le web avec des poèmes de Sappho. Sous ses 69 identités, elle avait réussi le prodige de créer plus de 3000 sites, pages wikipédia, profils sur des forums et chaînes youtube qui, toutes, formaient une constellation d'une cohérence et d'une beauté stupéfiantes.

 

Donc, je ne voulais pas déranger mes deux tantes. Elles avaient posé leurs valises dans le vaste appartement parisien où Perséphone vivait en compagnie de ses chiens, et comptaient y rester quelques temps.

 

Le mercredi de la semaine suivante, mon site a commencé à s'effondrer. J'aurais dû m'en douter. D'abord, c'était très doux : les coquillages se mélangeaient. Palourdes pour couteau, ormeaux pour coques... La personne qui visitait mon site depuis l'Espagne ne s'était pourtant pas manifestée. Je pense que ce comportement est déloyal ; mais je sais que mes hackeuses de tantes n'ont jamais ressenti le besoin de prévenir Amazon, Causeur ou Fdesouche avant de leur tomber dessus. "Sappho !"

 

Je ne comprenais pas ; quand, graduellement, les couleurs ont commencé à s'estomper, je ne comprenais toujours pas. Qui pouvait bien s'intéresser à un site modeste, rempli de poèmes dont les plus vieux n'avaient pas cinq ans ? et quel·le Espagnol·e pouvait éprouver de la jubilation à pirater des histoires de plages bretonnes, de vieux phares et de longues mouettes échouées ?

 

Mon site, devenu pâle et étrange, s'est tout d'un coup agité. J'ai compris que l'érosion lente des débuts n'allait pas durer ; que mon Espagnol·e avait peut-être, somme toute, souhaité me prévenir qu'une chose plus grave se préparait. Je crois que c'est quand le vers de mes poèmes, du jour au lendemain, s'est allongé de deux syllabes, que j'ai pris conscience de la malignité de mon pirate.

Partager cet article
Repost0

commentaires