Cela fait maintenant cinq semaines que je suis ici ; ici, c'est-à-dire dans cet appartement grand et lumineux. J'en sors peu : je peux compter sur les doigts d'une main mes excursions à Zurich, la grande ville la plus proche. Trois fois pour la gare ; une fois pour le médecin. Une pour flâner dans les ruelles sombres de la vieille ville. Je peux compter sur tous mes doigts, peut-être, mes sorties en-dehors de l'appartement : petites courses au supermarché du coin, promenades en forêt ou le long des routes cabossées qui remontent la colline, aller-retours au square avec les petites. Les petites : mes cousines, 3 et 6 ans.
Cinq semaines qui s'éternisent, car je ne suis pas ici chez moi, où la chambre y est un lieu de passage. Abri précaire où peu de livres trouvent à s'échouer sur les étagères ; dont les fenêtres donnent sur des chantiers, très proches. Des tours, partout, se bâtissent entre les arbres. On ne coupe pas d'arbre : on rase un peu d'herbe, on creuse des tranchées pour les fondations, puis on construit une tour, une deuxième, une autre encore, des tours prises par les derniers bosquets de la forêt. Tout est propre, et lisse ; tout ressemble aux publicités 3D de futurs ensembles immobiliers dont on fait la publicité dans mon pays et qui, d'habitude, ne ressemblent jamais exactement à la photo. Ici : si. Alternance de verre, de métal, de béton et de verdure. Arbres secs, déplumés, qui tranchent sur l'horizon.
Tout le monde semble vêtu, ici, de doudounes chères et sombres. Peu de couleurs sur les vêtements ; des Grenoblois·es plus riches. Tout le monde va, le week-end, grimper une montagne, nager dans les rivières ; pourtant Zurich... je ne sais plus. On pense à Zorn qui meurt de l'hypocrisie qui sous-tend les rapports au sein de la grande bourgeoisie zurichoise ; existe-t-elle seulement encore ? les Suisses sont xénophobes, me dit ma tante. Ils n'aiment pas que l'on maîtrise mal leur langue, ils n'aiment pas qu'on vienne s'agglomérer aux pieds de la richesse qui, partout ici, transpire. Pourtant, dans la petite ville de la banlieue zurichoise que j'habite depuis cinq semaines, peu de Suisses natifs : des Français·es, des Chinois·es, des Albanais·es, des Indien·nes (etc.) Dans les halls d'immeuble, les parents d'enfants jeunes (car tout pousse, ici), échangent un suisse-allemand mâtiné d'anglais, balbutiant. Tout est neuf : les immeubles, les vies, les déracinements. La richesse est neuve qu'on trouve au pied des Alpes.
Pourtant, les enquêtes statistiques m'apprennent qu'en 2019, 8,5% de la population suisse vivait dans la pauvreté – c'est moins que pour la plupart des autres pays d'Europe, mais ce n'est pas négligeable. Comment est-on pauvre en Suisse ? le seuil de pauvreté, pour une personne vivant seule, est fixé à 2247 francs suisses par mois – le franc suisse équivaut à peu près à l'euro en ce moment. La Suisse alémanique – celle où se situe le grand appartement d'où je vous écris – est la moins touchée par cette pauvreté. Je me demande ce que représentent au juste 2247 euros pour une personne en Suisse. Les prix alimentaires dans les supermarchés sont à peu près les mêmes à Paris – depuis l'inflation des derniers mois – et à Zurich. Bien sûr, cela ne veut rien dire – et mon incursion chez le médecin, l'amende reçue pour trois minutes de retard sur un billet de métro, la note pour les médicaments, en sont de maigres indices.
Je ne saurai jamais ce qu'est être pauvre en Suisse, si c'est différent, et comment, de la pauvreté française. Elle m'est invisible, mais sans doute mon regard est ici naïf (comme il doit l'être là-bas). Quand faut-il traverser aux passages piétons ? comment interpréter ce geste de la postière, et pourquoi prendre un ticket dans la pharmacie ? autant de discrets déplacements culturels, combien plus légers, sans doute, que les questions graves.
Je parle du temps qui passe, des gens qui passent, de l'appartement et de sa lumière, et je ne dis rien, au fond, des lentes vagues émotionnelles qui font pourtant le prétexte du journal sentimental. Je pourrai écrire plus tard ces choses, j'espère, depuis les montagnes.