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15 avril 2023 6 15 /04 /avril /2023 23:15

Cela fait maintenant cinq semaines que je suis ici ; ici, c'est-à-dire dans cet appartement grand et lumineux. J'en sors peu : je peux compter sur les doigts d'une main mes excursions à Zurich, la grande ville la plus proche. Trois fois pour la gare ; une fois pour le médecin. Une pour flâner dans les ruelles sombres de la vieille ville. Je peux compter sur tous mes doigts, peut-être, mes sorties en-dehors de l'appartement : petites courses au supermarché du coin, promenades en forêt ou le long des routes cabossées qui remontent la colline, aller-retours au square avec les petites. Les petites : mes cousines, 3 et 6 ans.

 

Cinq semaines qui s'éternisent, car je ne suis pas ici chez moi, où la chambre y est un lieu de passage. Abri précaire où peu de livres trouvent à s'échouer sur les étagères ; dont les fenêtres donnent sur des chantiers, très proches. Des tours, partout, se bâtissent entre les arbres. On ne coupe pas d'arbre : on rase un peu d'herbe, on creuse des tranchées pour les fondations, puis on construit une tour, une deuxième, une autre encore, des tours prises par les derniers bosquets de la forêt. Tout est propre, et lisse ; tout ressemble aux publicités 3D de futurs ensembles immobiliers dont on fait la publicité dans mon pays et qui, d'habitude, ne ressemblent jamais exactement à la photo. Ici : si. Alternance de verre, de métal, de béton et de verdure. Arbres secs, déplumés, qui tranchent sur l'horizon.

 

Tout le monde semble vêtu, ici, de doudounes chères et sombres. Peu de couleurs sur les vêtements ; des Grenoblois·es plus riches. Tout le monde va, le week-end, grimper une montagne, nager dans les rivières ; pourtant Zurich... je ne sais plus. On pense à Zorn qui meurt de l'hypocrisie qui sous-tend les rapports au sein de la grande bourgeoisie zurichoise ; existe-t-elle seulement encore ? les Suisses sont xénophobes, me dit ma tante. Ils n'aiment pas que l'on maîtrise mal leur langue, ils n'aiment pas qu'on vienne s'agglomérer aux pieds de la richesse qui, partout ici, transpire. Pourtant, dans la petite ville de la banlieue zurichoise que j'habite depuis cinq semaines, peu de Suisses natifs : des Français·es, des Chinois·es, des Albanais·es, des Indien·nes (etc.) Dans les halls d'immeuble, les parents d'enfants jeunes (car tout pousse, ici), échangent un suisse-allemand mâtiné d'anglais, balbutiant. Tout est neuf : les immeubles, les vies, les déracinements. La richesse est neuve qu'on trouve au pied des Alpes.

 

Pourtant, les enquêtes statistiques m'apprennent qu'en 2019, 8,5% de la population suisse vivait dans la pauvreté – c'est moins que pour la plupart des autres pays d'Europe, mais ce n'est pas négligeable. Comment est-on pauvre en Suisse ? le seuil de pauvreté, pour une personne vivant seule, est fixé à 2247 francs suisses par mois – le franc suisse équivaut à peu près à l'euro en ce moment. La Suisse alémanique – celle où se situe le grand appartement d'où je vous écris – est la moins touchée par cette pauvreté. Je me demande ce que représentent au juste 2247 euros pour une personne en Suisse. Les prix alimentaires dans les supermarchés sont à peu près les mêmes à Paris – depuis l'inflation des derniers mois – et à Zurich. Bien sûr, cela ne veut rien dire – et mon incursion chez le médecin, l'amende reçue pour trois minutes de retard sur un billet de métro, la note pour les médicaments, en sont de maigres indices.

 

Je ne saurai jamais ce qu'est être pauvre en Suisse, si c'est différent, et comment, de la pauvreté française. Elle m'est invisible, mais sans doute mon regard est ici naïf (comme il doit l'être là-bas). Quand faut-il traverser aux passages piétons ? comment interpréter ce geste de la postière, et pourquoi prendre un ticket dans la pharmacie ? autant de discrets déplacements culturels, combien plus légers, sans doute, que les questions graves.

 

Je parle du temps qui passe, des gens qui passent, de l'appartement et de sa lumière, et je ne dis rien, au fond, des lentes vagues émotionnelles qui font pourtant le prétexte du journal sentimental. Je pourrai écrire plus tard ces choses, j'espère, depuis les montagnes.

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15 août 2022 1 15 /08 /août /2022 15:32

Parfois, je me demande à quoi sert de penser quand le monde s'effondre ; à quoi sert de penser ce que je pense. Tout est-il bon à penser quand le monde s'effondre ? il y a quelques mois, sur Twitter, l'une de ces polémiques que j'aime tant a éclaté – un chercheur expliquait qu'il n'était plus possible, dans un monde qui s'effondre, de penser des choses qui ne l'empêcheraient pas, même partiellement, de s'effondrer. J'ai été troublée. Je me suis demandé, parce que c'était rassurant d'avoir cette pensée-là, s'il valait la peine de continuer à penser des choses sans lien avec l'effondrement du monde – au cas où, justement, il ne s'effondrerait qu'en partie. Pour l'après. Pour que les êtres ensuite aient encore beaucoup de pensées à disposition, dans un monde effondré en partie et qu'ils reconstruiraient. Cette pensée que j'ai pensée était une pensée rassurante, et douce. Elle ne m'a pas vraiment soulagée. Parfois, quand les pensées que je pense me sont agréables – et elles le sont souvent –, je suis saisie d'une angoisse : tout ce temps que je passe à les penser, c'est un temps où le monde peut bien continuer de s'effondrer. Je suis l'être absorbé par sa tâche, douce et ingrate ; l'être penché sur d'égoïstes merveilles. L'être qui s'efforce de partager ses pensées pour qu'elles soient irriguées, charriées par les autres pensées. Ça ne résout rien.

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10 février 2021 3 10 /02 /février /2021 00:46

Je me demande s'il existe un événement, même infime, en mesure de clore ce journal. Le journal n'est pas un atelier de mon écriture au jour le jour, expliqué-je à J. qui m'encourageait à l'utiliser de cette manière ; le journal suit les courbes de la vie, celles des émotions, et il faut attendre que chacune de ces vagues atteigne assez d'ampleur pour fournir matière à l'écriture – donc à l'oubli.

 

Je pose la question de l'événement parce que C. a mis un mot très précis, un mot issu de la science des âmes, sur ce qui avait été à l'origine du journal. Ce mot était un diagnostic – la dissociation – autant qu'une explication rationnelle à deux années de déprise totale ; il faisait rentrer neuf ans de vie émotionnelle dans l'ordre paradoxal de la maladie.

 

L'esprit, quelquefois, ou l'âme, face à un événement qui le dépasse, préfère se couper en deux. La mémoire des choses demeure, quand la mémoire des émotions est enfouie sous plusieurs nappes de silence. Mes émotions s'étaient tues, sept ans, puis devant la mer, devant C., les émotions avaient commencé à fissurer lentement le cocon ouaté dans lequel elles s'étaient tenues sages, sept années durant.

 

Si je brise un miroir, je me condamne à sept ans de malheur ; si je brise mon âme en deux, je me préserve sept années durant d'émotions trop intenses pour qu'elle les supporte. Sans doute les émotions attendaient-elles de moi que je devienne une femme, plus forte et mieux lotie, pour s'extirper de leurs caves mémorielles. L'être scindé se réassocie à elle-même, et ce faisant, est bouleversée.

 

*

 

La sculptrice Louise Bourgeois, rapporte Deborah Levy, sculpte parce que ses émotions sont plus grandes qu'elle ; c'est une chose passée de mode. J'imagine qu'elle exprime par là son besoin de donner forme à ces émotions, pour échapper à la folie.

 

*

 

Si les petites fées m'avaient dit, il y a trois ans encore, qu'un jour les émotions me guideraient par le bout du nez ; que la maladie de l'âme, ça n'était pas uniquement la mélancolie ; qu'on peut être évidée de soi par autre chose que la drogue ; je ne les aurais pas crues. C., à Nice, la semaine passée, m'a dit une chose tandis que nous traversions la place : elle m'a dit qu'elle faisait l'effort d'imaginer que notre moi passé, celui qui existait trois ans plus tôt, était tout d'un coup projeté dans ce présent. Les passant·es portent des masques, les chaises en plastique sont rangées depuis longtemps. Qu'aurions-nous compris à cela ?

 

*

 

Le long des falaises de l'Esterel, la mer est coupée, elle aussi. La falaise, rouge, la tranche finement ; elle forme d'obscures criques où nous sommes descendues. Debout devant les vagues, j'ai regardé C. nager dans l'eau froide du mois de janvier, puis j'ai pensé à toutes les fois où j'avais nagé avec C. autrefois. J'ai nagé avec C. dans la piscine municipale, quand la professeure nous donnait des cours de natation ; dans le chlore encore, j'ai nagé avec C. dans la piscine de la résidence où nous habitions toutes deux, enfants. J'ai pensé que j'avais plus souvent gravi des montagnes avec C., que nagé ; que j'avais plus souvent déboulé sur les pentes de montagne avec C., que nagé.

 

Les émotions sont-elles des chenilles ? elles forment des cocons, et muent pendant sept ans. J'imagine le papillon étrange qui sortirait de cette mue monstrueuse. Sorti de caves mémorielles, le papillon me bousculerait ; c'est pour cette raison, pensé-je, que son départ me laisse tremblante et décalée. La statue, dirait Louise Bourgeois, est mieux assurée depuis un socle solide. Mais Louise Bourgeois sculptait d'immenses insectes, postés sur des pattes fines et précaires. Des araignées que le vent balance, et d'horribles cocons d'où s'échappent des corps humains.

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28 janvier 2021 4 28 /01 /janvier /2021 11:05

"Je pense à ça chaque seconde de chaque minute de chaque heure" est une phrase qui me vient souvent en tête. Je pense à ça, et c'est comme un événement qui ne concerne que moi – c'est que, personne ne sait que ça existe.

 

Cet événement ressemble au deuil, avec toutes ses phases ; mais le deuil est un processus enclenché par un décès, une séparation ou une rupture. Le deuil n'est pas, pensé-je, ce qui doit t'arriver quand tu marches le long d'un chemin côtier et évoques des souvenirs, par la parole, auprès d'une amie.

 

J'ai compris : ce deuil impossible ne concerne que moi. Je n'ai pas le droit de penser que la violence de mes émotions est en mesure de rejaillir si fort dans le réel qu'elle le torde : c'est de la pensée magique.

 

Joan Didion, dans le livre qu'elle consacre au deuil de son mari, parle de cette année de "pensée magique" ; pendant un an, elle a agi en femme superstitieuse. On ne doit pas donner les chemises, cela empêcherait le défunt de revenir. Et peut-être que si, en repensant très fort aux instants qui précèdent la mort, on transforme le souvenir, la mort s'en ira, vaincue.

 

Je n'ai aucune complaisance – Joan Didion non plus – pour mes pensées magiques. "Si je pense très fort à ça, l'histoire se terminera différemment" est aussitôt annulé par un brusque revirement de pensée ; je m'apitoie peu, et jamais longtemps, dans la pensée magique.

 

*

 

Je suis dans le train pour Nice. Il y a presque deux ans, à Nice, quelque chose s'est brisé en moi, et le travail du deuil a commencé, à rebours. C'était un deuil inacceptable, auquel le nom de "deuil" n'a été donné par commodité qu'ensuite, pour expliquer.

 

Nous admettons facilement les deuils lorsqu'ils semblent inévitables : un·e proche meurt, déménage à l'autre bout du monde, ou nous signifie un congé définitif. Il est normal de souffrir, d'être envahi·e par des flots d'émotions contradictoires et violentes ; il est normal de devenir un être fragilisé et friable. Toutes ces choses sont acceptables puisqu'elles ont été provoquées par une cause ! mais les deuils imprévus, en retard de plusieurs années ?

 

*

 

Le deuil m'aura menée très loin. J'ai, dans des vagues successives d'énergie et d'abattement, puisé de quoi beaucoup écrire ; de quoi tourner des vidéos ; de quoi lire, puis de quoi parler de mes lectures.

 

*

 

Annie Ernaux aura été ma compagne ; dans Mémoire de fille, elle explique comment le deuil lui a – c'est la pensée magique, ou ce sont les vagues d'énergie – permis, l'espace d'une année, de donner les bouchées doubles. J'ai donné les bouchées doubles, comme elle, perdue dans la pensée magique, ou perdue dans les émotions, fuyant le long des trottoirs de ma ville.

 

On ne choisit pas le moment du souvenir, ni le moment du deuil. L'émotion t'accapare et te décentre. Je n'ai pas été, depuis deux ans, très maîtresse de mes pensées. J'aurais fait, sans le vouloir, cet apprentissage : qu'on ne choisit pas toujours quel centre surgit en nous.

 

*

 

Joan Didion a compulsé des ouvrages scientifiques sur le deuil : psychiatrie, psychanalyse, philosophie, médecines diverses. Elle a appris que le deuil était une maladie ; que seul son caractère inéluctable – la plupart des êtres humains sont amené·es à souffrir, plusieurs fois au cours de leur vie, de cette maladie-là – empêche une prise en charge du deuil comme maladie.

 

Au sein-même du deuil, il existe un état dit normal, et un état dit pathologique – je chuchote en moi, une maladie dans la maladie. Je suis malade de ma propre maladie. Et je suis triplement malade, puisque je n'aurais pas dû... – on en revient sans cesse à la légitimité, ou à l'illégitimité, des émotions.

 

Je m'inquiète, à propos de temporalités : dans les livres de deuil, les tombeaux, les journaux de deuil, la phase maladive du deuil dure un an. Le mien aura bientôt deux ans, et s'il se calme par endroits, demeure souvent béant. Je m'inquiète de cette triple maladie des émotions, que je ne soigne aucunement.

 

*

 

Ou plutôt, si : j'ai pris quelques cachets pour contrer la douleur, au début, surtout. Je me suis administré quelques "arrêts de travail" sans en notifier personne. J'ai pris à partie mon amoureux, qui a fait pour moi beaucoup des choses matérielles que je ne parvenais plus à prendre en charge. Il a préparé des centaines de tisanes ; il a fait chauffer l'eau de beaucoup de bouillottes. Il m'a offert beaucoup de livres, qu'il ramenait d'excursions : et notamment ce livre de Joan Didion, L'Année de la pensée magique, mais aussi un livre de Goliarda Sapienza, qui cultive la joie, et un autre de Carl Rakosi, dont les poèmes parlent encore d'écriture.

 

J'ai eu besoin de beaucoup parler d'écriture, pendant le deuil. D'écrire une à une, toutes ses phases, dans le journal sentimental. J'ai caché dans le journal la lente compréhension de ce qu'est un deuil, et des manières dont il vous transforme – j'allais dire, vous écrit, puis j'ai eu peur de le dire.

 

*

 

Depuis le deuil, les écrivain·es deviennent d'importants compagnons de voyage.

 

C'est arrivé, il y a bien des années, quand un ami est mort ; Proust était le compagnon de ce premier deuil.

 

Ça arrive encore. Je ne comprends pas toujours pourquoi cet·te écrivain·e, et dans ses livres, cette phrase ; j'ai révisé la manière un rien désincarnée dont j'appréciais les textes. Dans le deuil, des textes que j'aurais trouvés objectivement médiocres devenaient compagnons de route. J'ai appris qu'il existait beaucoup d'approches des textes, que j'ignorais encore. J'ai compris pourquoi Joan Didion avait lu autant de livres qu'elle n'aurait jamais pensé à ouvrir, avant la survenue du deuil.

 

*

 

J'écris beaucoup, comme s'il y avait, dans ce mois passé après la dernière entrée du journal sentimental, beaucoup de choses qui, faute d'avoir été écrites, se pressaient désormais en moi. C'est vrai, quelque part – combien de fois ai-je ouvert le topic du journal, depuis décembre dernier ? les choses se pressent en moi, et demandent leur tour de parole – qu'elles n'auront pas, puisque le coche est manqué...

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7 décembre 2020 1 07 /12 /décembre /2020 15:23

On est tellement transparente, à 15 ans. On est l'eau de roche. On est une flaque translucide, éclairée par un rayon de soleil, dans une grotte. On est une image banale, trouvable dans tout texte ; on n'est pas compliquée.

 

À 15 ans, j'écris des romans qui sont le décalque de ma vie.

 

À 27 ans, je fais la même chose. Mais du décalque à la vie, il existe tant d'étapes, tant de malice ; l'image est tremblée.

 

À 15 ans, j'avoue dans mes romans que je suis un monstre. Je suis un monstre monstrueux, une limace putride, une fille qui se traîne à force d'amour, qui épie ; une cachée. Une dissimulée. Une invertie. Une fille dont le cœur et le foie sont mal placés. Il y a erreur sur ma marchandise. Dans mes romans, d'autres filles putrides tombent amoureuses d'autres filles splendides. L'innocence est déchue, tous les anges tombent et s'écrasent sur le sol terrestre.

 

À 27 ans, je ne suis plus un monstre. J'ai le cœur tranquille. Je reviens, occasionnellement, en arrière. Je contemple la fille cachée dans le repli des grottes, celle qui se lacère le cœur. Elle est antique, elle tremble, elle est une image.

 

À 15 ans j'espère encore changer. Je prie pour que le monstre, caché dans les replis de mon cœur, de mon foie, demeure invisible. Je ne dis jamais rien. On me questionne ? j'élude. J'ai appris, modestement, à imiter les filles splendides. Elles ont droit de cité, je ferai comme si.

 

À 27 ans, je sais que j'ai droit à la lumière depuis le début. Je suis une eau trouble, qu'on remue souvent, où s'agitent des organismes vivants et sensibles, ainsi que des reflets ; mais j'ai le droit quand même.

 

*

 

Je pense à toutes ces choses. Je réunis ensemble des textes qui feront, peut-être, un livre. Les vieux textes sonnent comme des aveux ; je m'amuse à les remplir de blancs. De silences. D'équivoque. Des textes de 2009 voisinent des textes d'aujourd'hui, qui les troublent. À ce curieux exercice de rassemblement succède, en moi, une forme de soulagement. Je parle à la fille de 15 ans, qui n'est pas un monstre et l'ignore.

 

Dans L'Art de revenir à la vie, le Martin Page adulte rencontre le Martin Page adolescent. Au début de leurs rencontres, il croit pouvoir lui dispenser un enseignement qui lui permettra d'éviter les principaux écueils contre lesquels il a buté : le harcèlement, l'échec scolaire, l'insuccès amoureux, et l'insuccès amical. Peu à peu, la version adolescente de Martin Page se rebelle ; lui aussi possède un savoir, que sa version adulte oublie. Il le lui dispense. Les forces se retournent. Les deux versions de Martin Page en sortent aguerries, et heureuses.

 

La fille de 15 ans, occupée à se lacérer le cœur, à traquer en elle les limaces, la boue, et l'ombre ; la fille de 15 ans peut-elle me dispenser une forme de savoir ? ce qu'elle sait ressemble à la douleur. Je ne peux pas me souvenir d'elle sans ressentir angoisse, et horreur. Elle se mortifie dans les livres qu'elle lit ; dans Mishima, elle souffre. Dans Proust, elle a peur. Partout où qu'elle lise, elle voit confirmation de son état. Elle est enceinte d'un monstre.

 

L'aurait-on forcée ? lui aurait-on, des profondeurs des Enfers, inspiré une chose horrible ? Hadès, ricanant, aurait-il fomenté une conspiration à son encontre ? elle se demande, au moment d'accoucher, ce qui sortira de ses entrailles. Un monstre qui lui ressemble à moitié.

 

*

 

J'essaie d'expliquer, subtilement, le choix de mon pseudonyme, en 2010. J'ai eu le temps de méditer toutes ces histoires. Tu es la fille qui se lacère le cœur, qu'on a engrossée, malgré elle, d'un monstre. Tu es hideuse quand tu forniques avec les animaux. De tout cela, que sortira-t-il ; que fait-on de cette douleur ; tu écriras.

 

Je ne suis plus très subtile. Je cherchais dans la mythologie grecque le modèle de mon ignominie. Aujourd'hui, je sais que Pasiphaé aimait son fils, le Minotaure. Elle ne le considérait plus comme un monstre. Elle le flattait, dans l'encolure, et l'embrassait goulument. Leurs jeux, dans les faubourgs de Cnossos, les emmenaient jusqu'à l'heure de dîner ; alors Pasiphaé rentrait dans ses quartiers de reine. Dans la nuit, jusqu'au fond de ses rêves, elle rêvait à son fils. Elle ne le considérait pas comme un monstre.

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22 novembre 2020 7 22 /11 /novembre /2020 23:30

Le journal sentimental a commencé comme une bonne plaisanterie ; j'ai mis du temps à comprendre combien j'étais sérieuse.

 

J'ai mis du temps à m'autoriser à considérer l'écriture diaristique avec tout le sérieux qu'elle me semble désormais mériter – pas d'auto-fiction ou d'infra-ordinaire, ces mâles récupérations de nos carnets de femmes ; mais des émotions, des sentiments, une jungle entière de choses minuscules qu'on débroussaille à la serpe. Oui, toutes ces choses qu'on a dévaluées au prisme de la valeur – littéraire –, par-dessus lesquelles on a écrit des détournements, des pastiches, des réécritures – ces mâles récupérations de nos carnets de femmes.

 

Le journal sentimental n'est rien de plus qu'un journal de femme. Le journal de mes émotions, sensations, de ce qui se diffuse et me transforme – de toutes les petites choses qui me traversent et au travers desquelles je fluctue. Je suis une saison qui passe, une année entière ; les petits animaux se pendent à mes branches, et dans un grand éclat de rire, se balancent. Je suis une louve accueillante, une balancelle – et parfois, le frémissement inquiet des forêts, la nuit.

 

Pour écrire un journal sentimental, bien sûr, il faut croire dans l'unicité et la permanence. J'écoutais hier une lecture érudite de Trouble dans le genre ; Judith Butler pense qu'on performe le genre, lui-même constitutif de l'identité – ce que ça veut dire, c'est qu'il n'est d'identité que dans le jeu ; l'assentiment aux règles du jeu. Mais que l'on performe, d'un seul coup, autre chose ou, pire ! que l'on cesse de performer, et alors...

 

J'ai haussé les épaules, comme dérangée – je veux écrire mon journal et croire dans la permanence, dans l'altération, dans le renouveau quelquefois. Il y a un temps pour tout : le temps de la pensée, le temps de la sensation. Le temps de l'assentiment au jeu, s'il est un jeu profond ; et l'autre temps, celui qu'on consacre, précieuses, à l'analyse.

 

Je sens l'odeur du bouillon qui mijote : crevettes, citronnelle, gingembre et lait de coco. Nuoc mam, piment, ail et échalotes. Carottes, enfin nouilles soba. Toutes choses épluchées puis coupées finement, l'un à côté de l'autre, devant le plan de travail. Le soir tombe et j'ai peu lu, aujourd'hui. Depuis quelques semaines, j'explore les littératures asiatiques contemporaines ; Japon, Corée, Iran. Je m'étonne des effets de réel que savent convoquer ces romancièr·es : petit bout d'annulaire coupé par la machine, tombé dans la limonade ; les quatre parfums de la limonade ; clitoris sec de la femme que la maladie altère ; carcasse de la truie, qu'on découpe avec amour pour un festin de mariage.

 

J'ai la sensation de me vautrer dans ces effets de réel. D'être, soudain, la femme qui s'abîme, la truie qu'on fend par le milieu, la limonade rougie par le sang de l'annulaire. D'être ailleurs, très loin, main dans la main d'enjeux qui me sont étrangers. J'ai même espéré goûter à la soupe d'amour cuisinée par Rinco ! elle y avait mis du potiron, des pommes et des patates, pour que la chaleur de la soupe pénètre dans le cœur de deux adolescent·es amoureux·ses.

 

Je ne sais pas si le journal sentimental est, à la manière des romans asiatiques contemporains, semé d'effets de réel ; si les légumes que je coupe en été, le fossile que je trouve, plus jeune, sur un sentier de montagne, si les poupées poussiéreuses du grenier, si tous ces objets de ma vie fournissent à l'attention d'une lectrice, d'un lecteur, des prises auxquelles s'agripper. Je l'espère.

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22 novembre 2020 7 22 /11 /novembre /2020 14:04

Depuis que je t'ai vu·e, j'ai rêvé de toi trois fois. Les deux plus récentes datent de cette semaine ; nuit après nuit, je m'enfonce dans ta mésestime.

 

L'émotion réelle qui me prenait à la gorge lorsque nous nous sommes vu·es s'est matérialisée, cette nuit, dans cet épisode que je relate pour le journal sentimental : nous parlions du texte de B. Ce texte, me disais-tu, est un chef-d'œuvre, mais il a pourtant été peu traduit. Tu énumérais trois langues : le français, l'anglais et l'italien.

 

Étonnée, je suis allée lire la notice wikipédia ; le savoir concret contenu dans cette notice te donnait tort, mais j'étais décevante, si décevante que l'émotion m'empêchait de prononcer cela qui pourtant était du savoir concret : le texte de B. a été traduit pour les habitant·es de l'Albanie, alors si même en Albanie on peut lire le texte de B., c'est qu'on l'a souvent traduit.

 

Ce savoir concret mettait tant de temps à franchir mes lèvres que déjà, tu m'annonçais que notre entrevue était terminée. Je devais m'en aller. Tu devais rejoindre une autre personne, qui t'était évidemment plus chère que moi. Je me demandais alors ce qu'il se passerait si j'étais capable de te parler du texte de B., de ses lecteur·ices d'Albanie, mais rien ne me venait. Je marchais sur le parking pluvieux, n'ayant nulle part où me rendre. J'étais un spectre d'humaine, déchue, décevante.

 

De la même manière que ces spectres de personnes que je ne suis plus destinée à revoir, je suis devenue, pour toi, une personne déchue ; visitée en rêve quelquefois, mais visitée plus souvent par ses obsessions, par ce lent ressassement de l'émotion, que par une personne réelle.

 

Quand je te vois en rêve, tu as un visage morne et indifférent. Je ne t'ai pourtant jamais vu ce visage ; c'est mon angoisse qui l'a formé pour toi, sur mesure. C'est le visage que je t'imaginerais déçu·e, si je ne rêvais pas ; mais mon rêve s'est chargé de ce travail d'orfèvre. Il n'avait pas besoin que je l'aide à amasser la glaise, les embruns, la brume, ces matières mortes et diaphanes parmi lesquelles je me promène quelquefois la nuit.

 

J'ai vu un tableau qui s'appelle l'Île des morts. Il en existe plusieurs versions, mais je parle de l'une des plus sombres ; la couleur en est saturée, et des spectres sur une barque, de dos, abordent une île. Rien ne me vient en aide, pensé-je avec douceur, parce que ma détresse est réelle.

 

*

 

Lorsque nous nous sommes vu·es, j'ai beaucoup bégayé, prise à la gorge par l'émotion. Les mots se délayaient au fur et à mesure que je tentais de les attraper ; il n'en ressortait qu'une parole hachée, directe, factuelle. Plus factuelle qu'une notice wikipédia. Je me suis souvenue de la manière dont, plus jeune, je tentais de parler, ouvrais grand la bouche ; rien ne sortait parce que j'avais peur.

 

Dans PersonA, Liv Ulmann décide d'elle-même qu'elle ne parlera plus. On tente de la soigner. On l'enferme d'abord dans une chambre d'hôpital ; on croit qu'elle perd la raison. Puis on l'emmène sur une île, en compagnie d'une jeune infirmière un peu futile. On espère qu'elle reviendra de sa décision. Assise en tailleur sur mon lit de jeune fille, l'ordinateur posé sur les genoux, j'ai appuyé sur le bouton de pause parce qu'une émotion immense tentait de m'étrangler ; j'avais 17 ans.

 

J'en ai dix de plus, aujourd'hui que je rêve, et nul visage ne se superpose au mien par la grâce du montage, et de la tendresse, ou de la passion. Ce rapport complexe à la parole s'est pour moi un peu démêlé ; il n'advient plus qu'en rêve, ou dans le champ labouré, tavelé, énorme, des émotions. L'île du tableau est composée de glaise, d'alluvions humides charriés par les marées – troncs, branches, débris, briques brisées, mornes couleurs.

 

Les paysages intimes, on les forme, puis on les traverse. On est rarement accompagnée. Ces excursions m'emmènent si loin que, lorsqu'on me réveille, lorsqu'on me secoue par l'épaule, je me dis : est-ce bien possible ? suis-je bien revenue au monde ? où sont la glaise, les débris amassés sur la plage, la présence horrible de cette jeune femme qu'on a chargée de me surveiller ? on se demande si la jeune femme nous a guérie. S'il est possible, désormais, de lire les notices wikipédia d'une traite, sans omettre une seule syllabe. On se le demande.

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16 novembre 2020 1 16 /11 /novembre /2020 20:13

Le journal sentimental peut-il exister confiné ? peut-on doucement prendre dans sa main les émotions, quand on ne ressent presque rien ? confinée, ne suis-je pas perdue dans une forme de ouate ?

 

Pourtant, il existe un espace dans lequel les émotions se fraient leur chemin : celui des rêves. J'ai été visitée par les corps vivants de mes fantômes, plusieurs fois ; et dans un court intervalle de temps. Mais c'étaient des fantômes terrifiants.

 

Il y a eu les fantômes de ces deux personnes que j'ai aimées, et que je n'aime plus. Le fantôme de cet homme qui a perdu la vie, il y a quelques années ; et puis le fantôme de mes agresseurs, deux adolescents devenus, par la grâce du rêve, une jeune femme un peu garçonne dans les rues d'une ville inconnue. Elle m'a collé un couteau sur la carotide tandis que je retirais pour elle de grosses coupures de monnaie. C'était, à l'intersection d'un boulevard passant, une ruelle ; dans mon corps de rêveuse, c'est le corps pressé de mes 22 ans qui est remonté, le corps hâté sur le boulevard ; le corps qu'on agrippait, le corps qu'on tombait au sol puis qu'on bourrait de coups, qu'on piétinait. Ce corps est remonté.

 

Je ne rêve pas souvent.

 

Mais ces derniers jours, je suis visitée. Dans la ouate où je suis désormais vivante, M. est venue, il y a deux nuits ; elle pressait le pas, a furtivement tourné la tête et j'ai reconnu son long nez fin, ses yeux, j'ai tout reconnu d'un coup. Elle semblait avoir l'âge que nous avons désormais, 27 ans – moi qui ne l'aie plus revue depuis nos 16 ans ! ses cheveux étaient plus clairs, ses vêtements, plus nets. Je l'ai suivie un temps avant de bifurquer, puisque dans l'adrénaline de ce moment, il m'était loisible de comprendre que je ne pourrais pas affronter son regard.

 

Imagine un peu, si le fantôme se retourne ; que son regard se plante droit dans le tien. Imagine ce que tu sentirais monter en toi de panique.

 

J. est venu aussi, c'était triste. Je ne me souviens pas très bien de ce rêve mais enfin, les détails de sa peau, de ses cheveux, étaient palpables, et j'ai sombré dans un mélange de honte et de mélancolie.

 

Puis ç'a été le tour de H., cet homme qui est mort. Je l'ai croisé, un peu vieilli, dans la rue ; lorsqu'il m'a aperçue, je l'ai senti coupable. Il avait donc fait semblant de mourir ? quelle cruauté pour les sien·nes, pensai-je alors. Iels ont tant pleuré H., et lui vivait quelque part dans le monde. Ses motifs m'importaient peu, dans le rêve. J'étais en colère.

 

Pourquoi, au milieu de cette vie ouatée et paisible, suis-je visitée par de terribles fantômes ? vos peaux, chers fantômes, vos cheveux, vos silhouettes et vos odeurs me troublent. Je ne veux pas que vous m'agrippiez et me fassiez glisser avec vous ; vous n'êtes que des artefacts, des souvenirs du passé et des émotions du présent qu'on a mélangés les uns aux autres.

 

Annie Ernaux, dans L'autre fille, écrit une lettre à sa sœur Ginette, décédée du typhus avant sa propre naissance. Elle n'a appris l'existence de cette sœur fantomatique qu'incidemment ; sa mère discutait avec une inconnue, et Annie jouait, elle est passée en coup de vent, elle a compris. Mais surtout, dans cet exercice périlleux de la lettre, elle comprend combien l'adresse à un "tu" imaginaire est trompeuse ; combien elle blesse inutilement.

 

Je vous parle, à vous qui n'êtes que des fantômes, comme si vous n'étiez pas d'abord des reflux nerveux échappés de mes souvenirs. Mais je manque, de beaucoup, vos référents dans le réel : certains sont morts, n'est-ce-pas ? et d'autres sont désormais inatteignables.

 

Je me demande quel statut accorder à ces personnes dont plus rien, dans les hasards de notre vie, ne justifie l'irruption ; mais qui pourtant comptèrent si fort qu'elles vous visitent en rêve. Parfois, plusieurs années passent sans visite. D'autres fois, il vous suffit de flotter avec langueur dans la ouate pour que tous·tes, d'un coup, fassent irruption. Les fantômes vous font honte ; vous adressent des reproches. Ou alors, c'est vous. C'est un drôle de ballet où les places s'échangent volontiers, sauf que vous êtes la rêveuse et eux, les fantômes rêvés.

 

*

 

Je n'ai pas dit l'essentiel. Si ces fantômes me déchirent la nuit, c'est que les blessures ouvertes par leur disparition ne sont pas tout à fait guéries. Elles battent, comme les deux orteils de mon pied droit, à qui j'ai fait subir une entorse il y a quelques semaines. Elles lancent, et si je n'y prête pas attention, c'est un peu comme les orteils, ça n'existe pas.

 

J'ai conscience que le rythme enjoué du journal sentimental est, aujourd'hui, comme ouaté. C'est normal, et je m'en excuse.
 

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22 octobre 2020 4 22 /10 /octobre /2020 00:03

J'ai des monstres hurlants dans le ventre ne rend pas compte de mes sensations réelles, mais l'écrire me rassure. J'ai envie de monstres hurlants, de créatures, de bêtes et d'ongles fichés dans le cœur relèverait de la fiction totale. Je désire un monstre dont le pénis serait réduit en charpie sous l'action de ma main serait une sorte de rêve éveillé. Je suis baroque et sensible, ou l'inverse.

 

Un deuil a fini, un autre commence. Je ne suis pas très douée au jeu des douleurs : les classer. Celle-là monopolisait chacune des secondes des jours de ma vie, pendant un an. Elle devenait parfois aigüe ; elle n'était pas communicable. Celle-ci, la nouvelle, revient par vagues et me terrasse, mais le plus souvent niche dans les tréfonds des souvenirs. Cette autre était inadmissible et gluante, rapetissait toutes les sensations – elle s'est bien vite achevée. Ces douleurs n'interfèrent pas. C'est comme si plusieurs chemins de vie, en elles, se prolongeaient distincts. Les insécurités ne leur semblent même pas liées.

 

Si je lis à nouveau l'ensemble du journal sentimental, je me fais la réflexion que, décidément, il est difficile d'écrire à propos du bonheur. Même chose pour les joies, encore que – je me souviens des bulles musicales au chalet, des légumes épluchés pour ma sœur, du vent dans ma robe, au bord du lac. Des sensations d'ivresse aussi. Alors tout ça je l'ai écrit.

 

Hier soir, nous avons pris au débotté une décision, J. et moi. Un hôtel de luxe du quartier proposait une offre rigolote, en raison du couvre-feu : dîner au restaurant de l'hôtel, puis dormir sur place. Prolonger une soirée dans le même lieu, et oublier qu'on habite en bas de la rue. Les vitres même déforment si bien le boulevard qu'il semble féérique. Ces moments sont des pièges qui fonctionnent très bien sur moi : on vous vend une quinzaine d'heures de luxe, de délicatesse, de bonne chère ; un lit très douillet, la sensation de creuser dans l'espace des jours une bulle heureuse. Alors le piège s'est refermé sur nous, nos conversations, nos peaux serrées l'une contre l'autre. Et j'ai aimé ça. Je n'ai pas su prendre de recul critique, ni être ironique. Le fait que la plupart des client·es de l'hôtel soient très riches et habitué·es, semblait-il, aux services et sourires du personnel ne m'a pas beaucoup dérangée. J'ai la conscience qui s'endort.

 

Depuis que je connais J., j'accepte ces moments convenus. Nous n'avons jamais fêté la Saint-Valentin, car "cela ne se fait pas, quand même", parmi les nôtres, mais nous pourrions aussi bien. Le parfum au fenouil de la crème de jour de l'hôtel, les petits sachets de tisane Damman qu'on laisse infuser dans le service en porcelaine, se rouler l'un à l'autre dans des draps précieux, lavés pour nous : toutes ces choses me conviennent.

 

Nous sommes de retour chez nous, cinquante mètres plus bas. Le bruit de la rue n'est filtré par rien. Nos propres draps sont froissés et mal assortis. Le parquet de l'appartement est jonché de livres et d'objets ; nous n'avons pas le réflexe de les ranger au fur et à mesure, si bien que tout chez nous se prête au chaos. Je me suis tordu les doigts de pieds en marchant sur un livre ; j'écume les restes de l'alcool de la veille. Le cocktail au romarin, le verre de saumur ; un commentateur, sur tripadvisor, déplorait que la carafe à whisky fournie dans les chambres ne soit pas en cristal. C'était la seule bévue.

 

Je rentre par effraction dans ce monde de luxe, je ronronne et m'endors.

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20 octobre 2020 2 20 /10 /octobre /2020 16:38

Je fais des listes. Liste de personnes à qui répondre (x 7 personnes). Liste de choses à acheter (pour la maison, pour manger, pour offrir). Liste de livres à aller rendre à la bibliothèque (trois bibliothèques concernées). Listes de menus travaux à effectuer (cours à préparer, appel à communication à rédiger), liste d'obligations administratives (papiers à signer, rendez-vous médicaux à prendre).

Ces listes pèsent un poids d'angoisse qui fluctue à raison de mon cycle menstruel, de la météo et de critères plus diffus que je serais bien en peine de nommer. L'humeur, c'est le poids des choses. Jean Genet, sous la forme d'un livre de ses entretiens, est couché à mes côtés dans le grand lit d'hiver. La couette sent la lessive fraîche. Il pleut dehors, je ne sortirai que plus tard.

Les insécurités remontent en pagaille ; ces sensations de tomber dans des gouffres. Je me serre contre un corps pour ne pas dévaler la pente. La chaleur humaine, momentanément, joue le rôle de passerelle à laquelle s'agripper. Alors, tout est mis de côté ; les démons hurlants, le poids des obligations, l'insupportable certitude d'échouer encore.

Car aussitôt, ma turbine transforme les épisodes d'interactions en échecs : n'a pas été dit ce qui devait l'être, a déçu la personne, a déchu de son estime, a bougé d'une manière monstrueuse. Mon corps est inadmissible, l'ensemble de ses postures, idiotes, ma diction se confond avec les ouragans peureux, pleutres, qui ne brisent aucun arbre. Pas même les arbustes. Déchoir, décevoir, sont les litanies monstrueuses qui m'occupent complaisamment. Même écrire n'est plus possible.

Alors on baille devant l'écriture. On la recule ou l'on s'y agrippe, deux postures équivalentes. C'est d'une phrase hachée menue que l'on bouscule la page. On aura honte une autre fois. On actualise la page d'accueil Youtube dans l'espoir que s'y dessinent des visages familiers, puis l'on glisse le curseur sur ces visages, version muette d'eux-mêmes. Gestes, mouvements qui se passent bien de la trop grande parole.

Il se passe des choses, dans l'univers médiatique qui n'est décidément pas le mien ; des choses qu'on commente, annote, déplore. J'ai parfois de grands frissons dans le dos de retrouver si peu mes pensées dans celles qui se distinguent et prennent de l'ampleur. Alors je me tais.

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