On peut lire mon propre Hexagone in situ ici : là
Je ne suis que l'une des 30 et quelques Bibliothécaires qui, de février à fin mars 2021, ont afflué dans la Zone lisible de la Bibliothèque de Babel. Tout est expliqué ici
De là où je viens, il n'y a rien à dire.
Là où j'ai grandi, il n'existait aucun livre remarquable. Pas une seule phrase, pas un seul mot, et pas de nom, sur les couvertures.
Mes ancêtres ont cherché pendant des siècles une relique à adorer ; toutes les Zones possèdent la leur. On dit qu'en section 45679-B, c'est une "Ode au chien fourbu", et qu'une sorte de messe a lieu à intervalles réguliers autour de ce texte abêtissant. On dit aussi que dans la Zone brune, les chiens travaillent avec les humain·es.
Mes ancêtres ont marqué tous les livres examinés ; mes ancêtres ont cherché des suites répétées de caractères, en vain. Ils ont cherché une symétrie dans la disposition des livres, en vain.
Dans l'Hexagone bleu, trois livres de rang commençaient par la lettre "P". C'est tout.
*
Je n'ai jamais lu de livre. Lorsque la Bibliothécaire m'a remis la clef du 4, j'ai été prise de tremblements.
*
Quand j'ai posé mon sac de voyage au sol, j'ai entendu deux choses : "fils de pute", et le bruit d'un corps qui tombe. C'est le voisin du 6. Il n'avait pas l'air menaçant, pourtant.
Quand j'étais petite, je pensais au premier livre que je lirais. Des livres, j'en ai ouvert quelques-uns ; on me disait qu'ils avaient tous été répertoriés, qu'aucun d'entre eux ne présentait d'intérêt.
Petite, quand même, j'ouvrais les livres. Je regardais les lettres.
Il existait une suite de caractères que j'avais apprise par cœur, avec une infinie tendresse.
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Je ne l'ai jamais récitée à voix haute. La suite m'appartenait.
*
J'ai vite résolu de quitter la Zone sans texte. Je savais bien que les reliques de zones me seraient inaccessibles : elles sont gardées avec le plus grand sérieux.
*
Quand j'ai entendu la rumeur – la rumeur se propageait vite – j'ai pris mon sac à dos. Je l'ai rempli de mon nécessaire à thé, et d'un très long fil.
*
J'ai joué le rôle d'Ariane, fixant le fil au livre qui contient la suite de caractères ; c'est un livre de l'Hexagone où je suis née, et où j'ai grandi. J'ai pensé qu'un jour, peut-être, je voudrais retrouver cet Hexagone, bien que personne n'y vive désormais.
J'ai déployé le fil. J'ai pris du temps. J'étais effrayée.
*
Je me tourne vers la première étagère. J'essaie d'imaginer ce que j'ai envie de trouver ; je pose la main droite sur la tranche du premier livre. Le thé, fumant, m'attend au centre de l'Hexagone. Le livre et moi, nous formons un couple harmonieux, pensé-je en m'asseyant, en tailleurs, devant la théière.
Livre 1.
La Ravie, Marguerite de Restif, 1824
Dans La Ravie, Marguerite de Restif fait se rencontrer deux de ses obsessions ; les fleurs jaunes, en quantités indécentes, et les lesbiennes. Les lesbiennes couvrent leurs appartements de fleurs, et les fleurs copulent. La critique Maximilienne de Sarrazy avance l'hypothèse que De Restif exploite le motif du souci, lequel motif serait une resucée des soucis dépeints dix ans plus tôt par Septimea Calendula dans Les Belles équipées. On croit pouvoir établir avec le plus grand sérieux que, pourtant, De Restif n'avait jamais adhéré à l'entreprise de réforme de la littérature par les fleurs de son aînée ; les deux autrices s"étaient battues en duel à ce propos ; elles avaient pour témoins leurs amantes respectives, Renée Vivien et Salomonea Calendula. De Restif semble avoir survécu au duel, puisque la publication de La Ravie est postérieure à la date, attestée, du duel : le 16 août 1821. Maximilienne de Sarrazy résout ce qui, selon elle, n'est pas vraiment un paradoxe : le souci calendulien n'est pas une plante vénéneuse, mais une fleur des champs, relativement simple, associée aux scènes d'enfance et de guérison ; le souci restifien, quant à lui, n'intervient que dans des intérieurs cossus, étouffants et morbides, où il semble venir symboliser la quête éperdue des plaisirs saphiques.
Je suis un peu étourdie par cette quatrième de couverture. Je comprends qu'un livre n'est jamais seul ; La Ravie est une petite sœur, un rien boudeuse, des Belles équipées. Je rêve toute l'étagère que viendrait former l'œuvre de Septimea Calendula ; si la critique parle de scènes d'enfance et de guérison, je ne peux qu'imaginer les titres des ouvrages multiples où enfance et guérison se partagent une même fleur jaune ; tiens, imaginons : La petite chambre, Un plâtre, Convalescences estivales, Suzette et Lison. Je rêve aussi les livres écrits par Marguerite de Restif après le duel ; a-t-elle tué celle qu'elle admirait sans doute, avant de la dépasser ? dépasse-t-on nos aînées ? et la critique ? pourquoi tentait-elle si fort de réconcilier les deux autrices ? et les amantes ? quel livre racontera leur histoire ?
Je m'installe confortablement sur le tapis qui recouvre le sol de mon Hexagone, et me verse une première tasse de thé à la rose.
J'ouvre enfin le premier livre. La Ravie, 1824.
À Paris où elle grandissait, Florentine n'avait jamais rencontré de jeune homme qui lui convînt. Si les jeunes hommes ne lui inspiraient pas grand-chose, les jonquilles, en revanche, et le mimosa, lui inspiraient des bouquets facétieux qu'elle offrait à ses tantes.
Florentine, disaient les tantes, que tu es mignonne. As-tu un amoureux ?
Les tantes étaient sirupeuses, et embrassaient les joues de l'enfant ; puis les joues de l'adolescente ; puis les joues de la très jeune femme.
Florentine découvrit, un jour de marché, les crocus ; et, un jour de promenade, les tournesols qui font des champs immenses aux alentours de Paris. Elle jugea bon d'en cueillir de pleines brassées, qui trouvaient à s'effriter dans les calèches qu'elle louait pour se promener.
Florentine, suivie partout par de longues traînées de pollen ; Florentine, adonnée aux boudoirs et au miel. La jeune fille reconnaissait, dans les miroirs, son visage contrit ; elle pinçait ses joues pour leur donner de la couleur. Elle se parfumait légèrement.
Livre 2.
Lire par les fleurs, Maximilienne de Sarrazy, 1976
Ce livre est charmant. Quand on l'ouvre, des fleurs séchées s'en échappent, et je me souviens, d'un coup, que la voisine du 13 utilise ces dernières dans une délicieuse recette de gelée. Je fourre ces fleurs dans mes poches pour les lui apporter plus tard ; n'ayant aucune connaissance en botanique, je serais bien incapable de les apparier à leur nom de fleurs. Il y a des fleurs jaunes, longues et piquantes ; deux exemplaires d'une fleur mauve à pétales larges ; un seul d'une fleur blanche et duveteuse, et trois de petites fleurs bleues, vraiment minuscules. Fascinée, je passe en revue les noms de fleurs que j'ai déjà entendus : souci... rose trémière... pensée... violette... tulipe... azalée...
Si Gustave Lançon, dans son Hommes et livres : études morales et littéraires, encourage une approche simple et raisonnée de l'histoire littéraire, il semble oublier qu'en son époque, de nombreuses autrices lesbiennes firent salon, firent cénacle, burent le thé et révolutionnèrent les motifs traditionnels de la littérature masculine. Lire par les fleurs encourage une approche de ces textes respectueuse de leur démarche esthétique : à textes fleuris, lecture florale. Nous tentons, après un bref panorama de la littérature lesbienne florale de ce siècle, d'expliquer les premières bases de notre méthode de lecture, puis de les appliquer à une constellation de textes : aussi bien ceux de Septimea Calendula, que ceux de Renée Vivien, Marguerite de Restif, Salomonea Calendula, Violette Haubefrois, Colette, Lise de Garce et, pour les étrangères, Natalie Clifford Barney, Myriam Sahraoui, Wu Tsao ou Anne Lister.
Livre 3. le livre de Curt
Curt a laissé un livre en bas d'une étagère ; l'enfant a cru être discret, mais je l'ai vu. Je monte jusqu'à mon cœur l'ouvrage, léger...
Ses pages sont déchirées. Comme si de petits animaux voraces s'étaient jetés sur elles, puis les avaient, à plusieurs, déchiquetées. Je repense aux souris que Scezelivo cache dans ses poches. Le 1 et le 7 ne sont pourtant pas voisins...
Le livre, malgré ses déchirures, laisse deviner quelque chose :
Prologue : ....................................................................................
Il était une fois, il y a bien longte..................................................
et grand lac, dont les paroi..........................................................
l recelait un tr...............................................................................
jamais ! ........................................................................................
Ce fut un comble, bien sûr, et Y..................................................
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car................................................................................................
pourtant ?....................................................................................
.....................................................................................................
Chapitre I ....................................................................................
On voit, depuis l'an 1997,............................................................
Je pense au lac dont parlaient Jasmin, Liseth et Morne. Je pense à l'an 1997, au cours duquel je commençais d'apprendre la suite de caractères, et je pense aux débuts de contes qui n'ont pas de fin. Le cadeau de Curt est un beau cadeau ; il me distrait des inscriptions en morellien.
Livre 4.
Trop de trèfle, Sara Fidelio, 1855
Ce livre est étrange. Quand je le sors des rayonnages, une enveloppe tombe sur le plancher de mon Hexagone. Je ne sais pas si l'enveloppe était glissée entre ses pages, ou si l'enveloppe était dissimulée contre le mur.
Trop de trèfle... j'étouffe... c'est entre les lianes, dans la forêt, que j'étouffe. J'étais partie petite ramasser des bouquets, j'étais partie en quête des animaux. On me donnait des paniers, on me donnait des conseils, on me donnait du ruban. Pour mes cheveux, on me donnait du fil, du fil à retordre, et puis j'étouffe... les fleurs de saison, toutes les fleurs croissent entre les dalles... on dirait que les trèfles sont de l'herbe folle, on dirait que ma jupe s'enlise, on dirait bien que j'étouffe... trop de trèfle...
La quatrième de couverture de ce livre est étrange. Sa langue ne ressemble ni à celle, édulcorée et prévisible, de Marguerite de Restif ; ni à celle, odorante et vive, de Maximilienne de Sarrazy. Sa langue étouffe l'autrice qui en est à l'origine, comme si l'autrice s'était engluée dans le papier. J'imagine... que Sara portait des jupes longues, et des rubans à ses cheveux. Qu'on l'a piégée. Je ne pense pas que les trèfles, ou les fleurs, ou même la forêt, jouent le plus petit rôle dans ce traquenard. Je pense que Sara Fidelio était une jeune fille très sage, qu'on ne l'envoyait pas en forêt, seule, avec un panier, et qu'elle biaise. Je me demande pourquoi l'autrice biaise, pourquoi sa langue se tord et pourquoi elle ne me dit pas, tout de bon, ce qui l'étouffe.
l'enveloppe
L'enveloppe contient une seule feuille, et la feuille est marquée d'une seule ligne :
wiem wszystko. dcera heliose, a veged kozel van
Livre 5.
Les Belles équipées, Septimea Calendula, 1814
Mon cœur est serré d'avance. Comment ai-je pu croire que ma Septimea et celle de Noise formaient une seule personne ?
C'est un champ de fuite.
Elles sont le nom qu'on donne
Aux fleurs. On les appelle –
Souci, On les appelle –
Pensée.
Je fus l'échappée, qu'on a ex-
tirpée, ou le souci bleu
Qu'on a arraché.
La fleur – ou la pitié. Ce qu'on
Nomme,
Livre 6.
Cénaclières, Ito Shimaz, 2015
Quatrième de couverture :
Dans Cénaclières, Ito Shimaz condense son travail de thèse ; désormais professeure des universités à Johannesburg, elle enseigne l'histoire littéraire française du XIXe siècle "par son revers", a-t-elle expliqué lors d'un entretien donné à la SABC 1. Elle dit que cette idée lui est venue lorsqu'elle a rencontré, sur les quais de Seine, Jeanne de Sarrasy, la fille de la célèbre critique Maximilienne, qui dans Lire par les fleurs avait tenté une approche des textes floraux respectueuse de leur composition, florale.
Dans Cénaclières, la jeune chercheuse retrace pour nous l'histoire des autrices lesbiennes qui, au XIXe siècle, firent salon sans les hommes, et élaborèrent ensemble une science des fleurs proprement littéraire, indécidable, indécodable.
Introduction
Quand j'ai voyagé en France, Maman m'a dit de m'arrêter sur les quais de Seine. Elle m'a dit que je trouverais le sujet de ma thèse dans les boîtes du quai ; elle m'a dit que je ne devais pas aller dans les bibliothèques ; elle m'a dit que dans les bibliothèques dorées de France je ne trouverais que des bustes d'hommes en perruque.
Quand Maman avait mon âge, elle s'apprêtait à entreprendre une thèse sur l'image de la jeune fille chez les surréalistes ; elle est venue à Paris, a rencontré une jeune femme française a qui elle a plu ; qui lui a plu. Maman et la jeune femme, entre deux sessions de travail, se promenaient sur les quais. C'est comme ça que Maman a compris que les jeunes fille aussi avaient écrit des choses qui les concernaient. Maman n'était pas naïve, mais cette idée ne l'avait jamais effleurée.
J'ai fait comme Maman, seule toutefois. Je me suis promenée sur les quais longtemps avant de repérer une jeune femme dont les boîtes vertes dégorgeaient de vieux livres. La jeune femme ne m'a pas plu, pas plu du moins comme Maman avait plu à la sienne. Mais elle avait de beaux yeux sombres, et tristes ; comme j'étais triste, avec elle ! Je lui ai parlé de mon problème. Elle m'a demandé quel était le revers de l'histoire littéraire que je souhaitais étudier – toute histoire a son revers, m'a-t-elle dit. La réponse m'est venue tout naturellement. En master, j'avais choisi un cours sur les cénacles. J'avais étudié, avec Monsieur Kagazi, le grenier des Goncourt ; le Cénacle romantique de Hugo. Les cérémoniaux complexes mis en place rue de Rome par Mallarmé, le mardi ; les conseils compassés d'Heredia, le samedi ; et les conseils technicistes de Leconte de Lisle, boulevard des Invalides.
La jeune femme aux yeux sombres a tapoté quelques dos de livres – des dos de livres, oh ! très anciens, cuirassés contre la saison d'automne. Elle semblait réciter, depuis l'intérieur d'elle-même, un savoir profus mais secret. Elle m'a fixée et m'a dit cela : "Ito, revenez dans une semaine, j'aurai ce qu'il vous faut".
Il y a quelque chose, en moi, de fasciné. J'essaie de comprendre comme une jeune femme japonaise de mon époque peut, sur les conseils de sa mère, partir à l'autre bout du monde pour retrouver la trace de femmes anciennes – et oubliées. Je vois se dessiner le réseau complexe et passionnant de jeunes femmes qui étudient, qui écrivent, qui se réunissent le samedi dans de petites pièces mal aérées et servent du thé brûlant dans les tasses de leurs amies. Elles écrivent ensemble, pensent ensemble ; et naturellement, on les oublie. Mais d'autres prennent le relai, cent ans plus tard ; plus seules et secrètes encore.
*
Je me demande si l'Hexagone 5 recèle tous les livres de ces femmes : celles qui, lesbiennes, écrivaient ensemble ; celles qui, plus tard, les redécouvraient et sentaient leur âme, brusquement, s'élargir sous la pression d'une joie secrète. Je ferme les yeux, me les frotte – j'évoque les plantes tubulaires du désert de l'Ouest, couvertes d'inscription. C'était un charmant mystère, mais un mystère impuissant face à celui qu'écrivent ensemble les femmes de l'Hexagone 5.
Livre 6. suite
(Cénaclières, Ito Shimaz, 2015)
Sommaire:
Introduction p. 5
Partie I – le revers des cénacles p. 25
1. Tenues d'apparat p.26
1.a. Tulles et dentelles p.26
1.b. Ornements de chignons p. 32
1.c. Le coût de la dentellière p. 35
2. Tiers-lieux p. 43
2.a. Chambres à elles p. 45
2.b. Faubourgs, banlieues p. 58
2.c. Le fiacre ou le métro p. 62
3. Rituels p. 64
3.a. Du thé p. 64
3.b. Des fleurs p. 79
3.c. Causer ensemble p. 96
Partie II – réseaux de fleurs p. 107
1. Présence des fleurs p. 108
1.a. Tiges p. 108
1.b. Pétales p. 119
1.c. Pistils p. 132
2. Bouquets de livres p. 145
2.a. Publications groupées p. 145
2.b. Collections violettes p. 161
2.c. Stratégies, citations p. 178
3. Enrichir la fragrance p. 191
3.a. Septimea, Salomonea p. 191
3.b. Elles écrivent p. 208
3.c. Escabeaux, lierre p. 226
Partie III – Cénaclières, cénacliers p. 240
1. Oublier Hugo p. 241
1.a. Imaginer des fleurs p. 241
1.b. Écrire avec Sappho p. 253
1.c. Une autre histoire p. 267
2. Ne pas lire Vigny p. 282
2.a. Des yeux bandés p. 282
2.b. Tierces-librairies p. 286
2.c. Coffiniser, polliniser p. 307
3. Vivre sans Mallarmé p. 315
3.a. Inventer les fleurs p. 315
3.b. Nommer les fleurs p. 328
3.c. Faire pousser les fleurs p. 351
Conclusion p. 360
Remerciements p. 387
Annexes p. 400
Livre 7.
Ma vie sur les quais, Magdalena S., 2019
Je suis bouquiniste des quais, c'est-à-dire que je vends des livres qui ont déjà été vendus une fois, ou deux, ou trois. Les livres que je vends sont quelquefois abîmés ; leurs pages sont coupées, ou gondolées par le thé.
On vient me voir du monde entier, parce qu'on espère qu'un livre introuvable partout ailleurs existe dans ma boîte. Je dois dire que mes amies bouquinistes et moi, nous formons un réseau efficace ; si X. cherche le livre Z., je peux être sûr que la bouquiniste Y. le possèdera, et si ce n'est pas Y., c'est Z., ou c'est moi.
*
Nous avons toutes reçu nos boîtes des mains d'une riche mécène. Elle nous salarie ; elle nous a garanti salaire et boîte, après sa mort. Madame du C. est mystérieuse. Elle nous a recrutées grâce au fichier national des thèses. Elle cherche, elle cherche de jeunes chercheuses désargentées ; elle cherche, elle cherche de jeunes lectrices avides de textes écrits par d'autres femmes. Ce n'est, pour elle, pas difficile : nous sommes légions, mais les femmes que nous étudions n'intéressent personne. Aucun poste n'est prévu pour nous. Alors Madame du C. nous écrit, un jour – elle est vieille école, et se débrouille pour trouver nos adresses postales –, nous propose une boîte verte, des horaires souples et un salaire généreux.
Quelle jeune doctoresse pour refuser cette offre ? nous n'espérons plus de poste ; au bout de trois ou quatre ans, nous cessons d'espérer. Des postes sont ouverts pour nos jeunes collègues – ils étudient Baudelaire, Hugo ou Villon –, donc nous arrivons, un beau matin, devant la boîte verte. C'est intimidant. Nous nous sommes toutes racontées l'histoire du matin où nous avons ouvert la boîte verte pour la première fois ; nous nous sommes rendu compte que nous utilisions les mêmes mots, et cela nous a remplies de joie.
Je ne dis pas que la tâche est facile. Madame du C. pose quelques conditions qui, je dois le dire, conviennent très bien à son essaim de bouquinistes, mais qui ne sont pas de tout repos.
Nous ne vendons que des livres de femmes.
Nous ne vendons que des livres de femmes, qui ne sont plus édités.
Nous ne devons vendre ces livres qu'à de bas prix. Nous devons faire fi des cours, des collections, du capitalisme des livres. Mais cela nous convient.
Nous devons, bien sûr, trouver les livres ; Madame du C. nous met en relation avec d'autres femmes qui lisent des femmes ; ou avec leurs héritiers, quand elles meurent.
Quelquefois, je vois errer sur les quais des jeunes gens. J'espère confusément une rencontre, et cela arrive quelquefois. Lorsque je rencontre une jeune femme, je ne ménage pas mes efforts. Je contacte Y., D. et E. ; je contacte W., K. ou L. ; l'une d'entre nous, toujours, trouvera dans sa boîte des livres, qui sembleront du même coup avoir été écrits pour la jeune femme.
Madame du C., quelquefois, nous envoie de longues lettres armoriées, parfumées ; la même lettre pour toutes – nous avons vérifié. Elle dit que nous sommes assoiffées, mais que nous ne sommes pas les seules. Elle dit que beaucoup ont soif et l'ignorent. Elle dit qu'à grands coups de gommes nous effacerons les fondements d'une histoire dont nous sommes l'ornement le plus raffiné, certes, mais le plus inutile. Elle dit qu'il existe un revers à toute histoire, et que nous sommes nombreuses.
Livre 8.
Rêver de Babel, Jeannette Sou, 1850, réédition de 1950
Quatrième de couverture :
Personne ne sait qui fut Jeannette Sou, pourquoi elle ne publia qu'un seul ouvrage, ni même pourquoi il ne connut un semblant de renommée qu'en 1900, parmi les Cénaclières réunies à Sonniers-en-Belon. Rêver de Babel est un long poème en prose, qu'on dit inspiré des poèmes, plus brefs, de Salomonea Calendula. Jeannette Sou y imagine une Bibliothèque universelle, qui contiendrait tous les textes écrits depuis Sappho, et qui contiendrait tous les textes à venir qu'elle imagine, parfois, au détour d'une phrase – comme ces guerrières menues écorchant les oiseaux, depuis les pages d'un livre qu'elles, ou ce texte de Rhoda, ce texte de Suzanne, ce texte de Ginny, ou Mira étouffant ferme dans la haute maison, imbibée d'alcool et de nuit. Dans la rêverie de Jeannette Sou, qu'on a parfois dit trop exaltée, on n'oublierait plus les mortes et on aurait mémoire d'un grand corps oublié. Le siècle naturaliste semble lui avoir inspiré de curieuses métaphores, réseaux d'araignées courbées, fourbues, tissant ensemble, ou ce Livre des Matrices extirpé, chair engendrée de Babel. Nous avons décidé de rééditer ce texte, puisqu'il nous a semblé que Borges s'en était inspiré dans ses Fictions, lorsqu'il se plaît à imaginer une Bibliothèque de Babel qui, contrairement à celle de sa discrète devancière, ne serait, semble-t-il, et de loin en loin, meublée que de livres d'hommes ; cette réédition réjouira donc les érudits.
Je me suis mise à pleurer, et je me suis rendu compte que j'étais "lyrique", "lyrique à donf", dirait mon amie Pattrice. Pattrice dirait peut-être que je suis ivre, et que c'est l'état idéal pour lire de la poésie, et que c'est l'état idéal pour classer un Hexagone. Babel appelle ivresse, dirait Pattrice.
Depuis mon arrivée dans l'Hexagone 5, en réalité, je n'ai rien classé. Les étagères sont des mètres linéaires, mais les textes que je lis agissent en réseaux (réseaux d'araignées courbées, fourbues, tissant ensemble, dirait Jeannette Sou).
Je glisse ma main dans la large poche de ma jupe, parce que c'est là qu'est ma pelote. Thésée, le Minotaure, la mythologie masculine, des voix me vrillent la tête et je décide que j'attacherai des fils aux livres ; si deux livres s'évoquent, un fil. Je me demande quelle toile naîtra. Je crois que certaines de mes voisines ont vu, dans leurs Hexagones, des livres cousus. Il faudra que je leur demande...
La Ravie :
Je ne suis pas amère, chantonne Florentine en rassemblant des crocus. Au fond, je n'ai jamais été amère. On m'accuse à tort de tous les maux ! et les crocus font des bouquets. Elle en met partout dans la pièce, ouvre les fenêtres, et regarde les toits de la ville. Tout bourgeonne autour du corps de Florentine.
Je ferme le livre, en ouvre un autre.
Trop de trèfle :
Je suis étouffée. Désormais où le trèfle s'amasse, je m'amasse également ; ramassée, courbattue, j'ai couru partout. On me donne le bon dieu, on me donne des bonbons, on me rend pareille aux ruines et on m'accuse. Dieu ! j'étouffe et je suis la tortue. J'ai du trèfle dans la main, je suis tige amère parmi les tiges, et je m'enroule...
Je ferme le livre, j'en ouvre un autre.
Les Belles équipées :
Celle qu'on a nommée.
N'a pas connu la pi-
Tié.
Chacune est le souci qu'on porte
ou le regret.
J'étais première, quand je tremblais.
Et tu l'étais, quand je tremblais.
Et tu tremblais, quand je
tremblais.
Je ferme le livre. J'en ouvre un autre.
Celle qui hurle :
Vous m'auriez bien eue, à la longue. Vous auriez cessé de m'acheter des vêtements chauds, et ne les auriez pas remplacés ! vous ne seriez plus venus me rendre visite ! vous auriez attendu que j'en crève ! vous auriez disposé mon urne devant une fenêtre ! vous auriez attendu qu'une femme la nettoie ! tous les mois ! tous les mois, la femme aurait nettoyé l'urne ! et vous m'auriez oubliée ! vous n'auriez plus jamais évoqué mon nom ! plus rien ! le chat, en jouant, aurait brisé l'urne ! plus rien ! la femme non plus, partie ! plus de sous pour la payer ! à vous, la poussière ! à vous !
Je suis fatiguée. Je m'allonge au centre de mon Hexagone, le dos calé contre un miroir, et j'ai l'impression de voler, tout contre le miroir ; d'être un des fils croisés du canevas.
Livre 9.
Mon âme comme à la guerre, Tatiana Reinfold, 1932
Les mots ont une destination trouble, qui n'est pas ma voix. Ils n'appartiennent plus, désormais, au champ des possibles. Ils ont passé ; ils ont roulé dans l'ornière.
Il faut refaire les mots. Pour refaire les mots, il faut briser menu tous les mots. Déchirer les livres, et mettre le feu. Rien n'est réparable. Les mots existeront toujours ; une fois brûlés, quelqu'un s'en souviendra. On n'en pourra rien faire. Rien à débusquer, rien à extirper, rien à arracher.
Le feu ne sert de rien, dans ces conditions – ce sont, là, les conditions d'être juste.
J'ai mal quand j'y pense. Je pense qu'on ne peut pas réparer les hommes ; on ne peut pas utiliser les mots pour colmater les fissures qu'ils ont ouvertes.
J'ai mal quand j'y pense. Dans le lac gelé, les fissures ouvrent des failles. Quand nous marchons sur la glace, nous savons que nous allons couler ; nous nous voyons couler.
Je dis que nous sommes intenses ; ça ne nous sauve pas.
Livre 10.
La Marieuse, Célestine Vogue, 1823
Je me suis toujours dit que s'il m'était permis d'écrire un livre, je veux dire, un vrai ! un livre imprimé sur du beau papier, un livre unique mais dispersé dans son millier d'exemplaires, puis envoyé dans toutes les bonnes librairies de France – eh bien, je l'écrirais d'abord en partant d'une petite histoire.
Laquelle a peu d'importance. Mais c'est un pari. Je le relève donc.
Quand Buzz a eu trois ans, on lui a trouvé, derrière l'oreille, un grain de beauté. Sa couleur, violette, était peu commune – maman s'est inquiétée puis l'a emmené chez le médecin. Le médecin s'est inquiété et l'a adressé à un confrère. Le confrère s'est inquiété mais n'a su que faire.
La chaîne des inquiétudes aurait pu s'arrêter là, dans la fin étrange de Buzz. Il aurait été dévoré par le grain de beauté ; son visage, ravagé, aurait disparu sous l'assaut d'une peau nécrosée.
Il n'en a rien été. Le grain de beauté, au contraire, s'est résorbé avec le temps. Nous n'avons jamais rien dit à Buzz – il était si petit !
Bon. On m'a appris à tirer des leçons de toutes les histoires de ma vie. Mais de celle-là, je n'ai jamais su que faire.
À l'issue du RPG, Hexagone 5 est devenu Cénaclières, un projet d'écriture un peu plus ambitieux en collaboration avec Aomphalos. Je cesse donc de le poster ici, n'en étant que co-autrice !