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5 mai 2021 3 05 /05 /mai /2021 22:36

Qui peut nous prendre – des objets
Ou nous les rendre – encore,
Les objets.

 

Ce qui est mat, ce qui est mûr : la traînée
De sable, un océan. La traînée, va,
Sera bien sucée.

 

Bruit mat. Couleur, mate. Tout
Est secret.

 

*

 

C'est à ce moment que j'arrive. Je me traîne,
Dans les travées de sable. Des châteaux,
Effondrés. Des travées.

 

*

 

Un océan est vert. C'est à ce moment que je l'ai
Remarqué.

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15 avril 2021 4 15 /04 /avril /2021 13:14

Pendant les grands confinements, j'ai voulu organiser un banquet.

 

C'était le moment, et je le sentais confusément ; de grandes clameurs de banquet montaient en moi, j'avais toutes les visions des banquets d'autrefois, les sangliers dégoulinants, les grappes de raisin qui giclent sur le visage des convives, le vin versé sur les nappes, les lourdes bougies dont la cire se répand.

 

Chez moi, les choses sont, bien sûr, petites. On dénombre trois tables dont deux sont des bureaux, et l'autre, une table basse. La cuisine, étroite, n'a prévu aucun espace pour les sangliers et l'on pourrait difficilement ranger dix grappes de raisin dans le frigo. Mais je ne me suis pas découragée.

 

J'ai créé un groupe facebook, et invité tous mes amis, qui sont des poètes. Les poètes, surtout les poétesses, auront des idées. Le banquet fait partie de leur Histoire longue. Ce n'est pas comme pour mes voisines du dessous, qui organisent des fêtes lamentables en douce depuis quelques semaines ; ni comme pour ces ministres qui s'empiffrent de homard mal décongelé. Les poètes, les poétesses, ont du banquet une connaissance intime qui leur vient des gouffres, des replis de terrain dissimulés sous les fougères, bref, de toute cette géographie sensible qui leur permet, à l'occasion, d'écrire des poèmes.

 

Sur le groupe facebook, j'ai laissé les choses venir. Je l'avais simplement nommé "le banquet clandestin des poéètes·ses en temps de confinement". Personne n'a abordé la question morale ; c'est qu'elle ne nous intéresse pas. Tout le monde a eu des idées. Efferalgan a proposé de cuire chez ses parents, qui possèdent une grande cheminée, plusieurs sangliers qu'il couperait ensuite en petits morceaux pour les amener. une-courbe a proposé de se rendre au bois de Vincennes pour cueillir des fruits sauvages. Philipppe, quant à elle, s'occupera des grandes bougies, et de tous les autres types d'éclairages qu'affectionnent les poètes. bidou propose de s'occuper des petites sucreries, et des drageoirs pour les sucreries. Quant à moi, j'engage les travaux de peinture et d'assemblage de nouveaux meubles. Nous convenons d'une date : très bien, parfait, le 20 avril sera le jour de notre banquet.

 

*

 

Le 20 avril, j'ai repeint tous les murs de mon appartement en doré ; et le plafond, en noir. Je suis occupée à y coller des constellations d'étoiles quand bidou toque à la porte. Il est chargé de sucreries : sucres d'orge, fruits confits de toutes tailles, dragées, berlingots. Il dépose son précieux fardeau à mes pieds et s'empresse de donner quelques coups de marteau pour finir l'installation des grandes tables qui parcourent l'appartement. Quand Philipppe arrive, elle est chargée de bougies et de lumignons que nous accrochons partout, puis que nous allumons ; quand une-courbe arrive, ce sont les coupes en cristal que nous pouvons remplir de fraises des bois, de pommes acides et de pots de confiture de rhubarbe.

 

Efferalgan est en retard, mais c'est parce qu'il peinait à faire rentrer les morceaux du troisième sanglier dans le Uber ; le chauffeur, séduit par son charme de poète, a pourtant fini par l'y aider, et nous voilà réuni·es pour le banquet. Mes voisines m'ont apporté plus tôt dans la journée trois caisses de vin rouge et deux de champagne, ce qui constitue, m'ont-elles dit, leur tribut à l'histoire de la poésie.

 

*

 

Nous avons banqueté. C'était mémorable, et c'était clandestin. Nos voisins et nos voisines ne nous ont pas dénoncé·es.

 

*

 

Le lendemain, mon appartement était jonché de noyaux de raisin sauvage, et les grands tapis noyés par le vin rouge. Nous étions, nous les poètes et les poétesses, allongé·es par-dessus les reliefs du banquet, et nous observions les étoiles au plafond. Philipppe composait des vers, qui n'étaient pas ses meilleurs.

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15 avril 2021 4 15 /04 /avril /2021 12:17

J'ai compté mes hontes, pour me rendre compte, du même coup, qu'elles étaient nombreuses. Je n'ai jamais honte, ou presque, quand j'écris. C'est le moment magique, concentré et victorieux.

 

Mais j'ai honte quand je publie le texte écrit. J'ai honte d'écrire ce que je pense sur les réseaux sociaux ; j'ai honte de mes notes de lecture sur senscritique et instagram. Par exemple, quand cmllrz m'a dit ce matin qu'elle trouvait mes notes de lecture bonnes, je n'étais pas préparée à recevoir ce message, parce que je partais du principe qu'elles étaient incomplètes, bavardes et inutiles. J'ai honte d'inviter les personnes que j'aime à venir chez moi, parce que je pense qu'elles acceptent par politesse et qu'elles perdent du temps en ma compagnie. J'ai honte d'envoyer une proposition de communication pour un colloque, parce que je pense que je fournirai une communication moins bonne que les autres, et que personne n'osera le dire. J'ai honte de voler du temps à mon directeur de thèse, et de l'argent à l'état, parce que je pense que je ne suis pas une vraie chercheuse. J'ai honte de répondre à mes contacts sur internet, et j'ai encore plus honte de ne pas réussir à leur répondre et de voir se dissoudre des amitiés auxquelles je tenais, par ma faute. J'ai honte à l'idée d'envoyer mes textes à des revues ou à des maisons d'édition, et j'ai honte quand je dois écrire une notice bio-bibliographique. J'ai honte de toutes ces hontes. Je me force à publier mes textes sur le forum, je me force à écrire ce que j'ai envie d'écrire sur les réseaux sociaux. La honte est un sentiment mêlé. Par exemple, quand j'ai honte parce que je poste un texte, j'ai aussi en moi une colère sourde qui me force à poster le texte. Quand j'ai honte qu'on me demande une photo de moi pour le site de la revue, honte d'avoir pris une photo complaisante, honte d'avoir fait jouer les lumières pour masquer mon vrai visage, je suis guidée par cette même colère La colère froide s'exerce contre la honte, et contre les siècles de honte ; contre moi, et contre les choses qui agissent contre moi. La honte est une marée contre laquelle j'avance, et qui ne dit pas son nom. J'ai honte de cette image stupide. J'ai souvent eu honte de m'exprimer en public, et même en privé. J'ai eu honte de montrer mes sentiments, et je les ai quelquefois montrés à cause de la colère contre la honte. J'ai honte de ne pas savoir bricoler, et honte de ne rien comprendre à l'économie, à la géopolitique et au code ; je n'ose m'intéresser à aucune de ces choses. J'ai honte d'avoir un corps de femme, et honte qu'il ne soit pas le bon corps de femme. J'ai honte quand mon libraire me pose des questions comme si j'étais capable d'être la bonne interlocutrice. J'ai honte quand quelqu'un·e m'écoute vraiment. J'ai honte quand je n'ose pas dire que j'ai les connaissances, dans un groupe où les connaissances sont recherchées. J'ai honte quand je pose une question à la fin d'une conférence, parce que je pense que je suis la personne qui cherche à montrer qu'elle sait ; mais j'ai honte de n'avoir pas posé la question, parce que c'était peut-être une bonne question, ou parce que je voulais en connaître la réponse. J'ai honte d'être mal habillée dans la rue, et honte d'avoir un bouton de fièvre sur le menton. J'ai honte de beaucoup de choses dont je suis incapable de parler – même dans l'écriture privée – tellement j'ai honte. J'ai honte du mal qu'on me fait et du mal que je fais. J'ai honte quand je bégaie ou que je casse des objets ; de ma maladresse, de la manière dont mon corps se meut comme s'il cherchait un recoin où se cacher. J'ai honte de ne pas avoir bien entendu ce qu'on me dit, ou de ne pas comprendre ce que mon interlocuteur·ice attend de moi. J'ai honte de n'être jamais la personne qu'on attendait. J'ai honte de rencontrer des gens avec qui j'entretenais jusque-là des relations numériques, car je suis moins affirmée qu'en ligne, un peu terne. J'ai honte de penser autant à moi, et de me surveiller autant. J'ai honte de beaucoup de ces hontes, parce que je sais qu'elles n'ont pas lieu d'être. Je ne comprends pas comment on m'a incorporé toutes ces hontes ; je me demande comment on peut prétendre que les représentations sexistes dans la fiction n'ont aucun effet concret, quand on est déjà incapable de comprendre ce qui produit toutes ces hontes chez les femmes. J'ai honte des quiproquos, honte qu'on distingue mal ce que je dis parce que je ne parle pas assez fort. Je me suis rendu compte récemment que mon amoureux et mes ami·es pensaient que je souffrais en moyenne moins du syndrome de l'impostrice que la plupart des femmes ; cela m'a étonnée, je me suis dit que c'était parce que je me surveille et me force à faire les choses à cause de la colère. La seule chose dont je n'ai pas honte, c'est d'écrire, et du résultat de l'écriture. J'ai honte quand même de publier ce que j'écris.

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13 avril 2021 2 13 /04 /avril /2021 14:46

Rim Battal, une poétesse dont je possède le recueil Les Quatrains de l'all inclusive – mais pas le recueil L'eau du bain, que pourtant je lorgnais il y a deux ans sur le présentoir de la Librairie de Paris – pose une question sur son profil Facebook :

 

 

Les contacts Facebook de Rim sont, pour une bonne part, des personnes qui écrivent de la poésie en 2021 ; en 2021, le mot âme a été utilisé des dizaines de milliers de fois dans la poésie de langue française. La mémoire poétique est cumulative, et c'est cela que vient titiller Rim : cette mémoire tellement chargée, et tellement, tellement lourde, que tout poète, toute poétesse, doit composer avec.

 

Le poète, la poétesse à sa table de travail, doit prendre les mots un à un, surtout les mots les plus utilisés, et bien les secouer pour voir.

 

Dans les commentaires, on a :
- celleux qui essaient de définir le mot âme
- celleux qui expliquent qu'il est dangereux, qu'iels ont tenté de le détourner, de le laver – le mot est sale ? ; de lui associer des contrepoints ;
- celleux qui, plus radicales et radicaux, le fuient comme une maladie mortelle
- celleux qui désamorcent la question par l'humour.

 

Sur mon blog, lesmiettes, il existe une fonction de recherche pleine page, ce qui tombe bien. Elle est d'ailleurs plutôt performante ; la première recherche, sans circonflexe, m'amène ici, et ici seulement :

 

 

Fausse piste ; quelle rupture de fin de vers !, dirait mon ami R.

 

Il faut donc être précise, et par l'accent ; puis trier, car sortent des poèmes et d'autres textes, qui n'en sont pas. En 2010-2011, je semble affectionner le mot âme dans mes nouvelles ; qui sont alors, pour l'essentiel, des histoires d'amoureux·ses qui tentent de se parler, et n'y arrivent pas.

 

8 poèmes sortent, qui contiennent le mot âme.

 

Voici leur titre :
- FINAMOR seul·e parfait·e amour.
- JE.
- Poème à l'autre amie.
- Le secret des oiseaux.
- La question de la forme dans la poésie contemporaine.
- Richesses de l'œuvre.
- L'amour ?
- L'Enquête sauvage

 

La dernière entrée est, en réalité, une suite de poèmes. 3 d'entre ces 55 poèmes écrits en 57 jours à la suite de Garcia Madeiro, contiennent le mot âme. Ce qui porte le nombre de mes poèmes contenant le mot âme à 10.

 

C'est beaucoup, ou c'est peu.
C'est le moment où j'aimerais être, comme mon ami Doliprane, capable d'utiliser des algorithmes pour interroger les contextes lexicaux du mot âme dans ces 10 poèmes ; mais Doliprane utilise ses algorithmes dans de plus vastes corpus, et il me dirait peut-être, à juste titre, que je peux manuellement explorer 10 poèmes sans me noyer dans le texte.

 

Allons-y.

 

3 de ces poèmes sont des poèmes postés sur le forum des Jeunes Écrivain·es via l'hétéronyme collectif FINAMOR, qui encourageait la poésie lyrique, amoureuse, et doucement niaise – donc presque un tiers de ces poèmes ont du mot âme une utilisation premier degré, décomplexée et sentimentale.

 

En voici les extraits :

 

11/03/18
"J'aime ta petite âme qui tremble."
"Tu dansais sur la corde raide lorsque nous nous sommes reconnues ; voix sans voix, âme de lumière."

 

30/09/18
"Que manquait-il, un-e enfant
dont l'âme ensoleillée,
un-e enfant gorgé-e de
légendes..."

 

09/01/19
"L'amour ? ce n'est pas ça, me dis-tu. Ce n'est pas cette obsession. Ce n'est pas se rouler en boule et espérer. Tu es malade. Tu perds le sens et la raison. Tu remues bien des choses sous ton cœur, à la surface de ton âme. Mais ce ne sont que des choses, et qui remuent."

 

Dans ces 3 poèmes, âme est synonyme d'identité profonde ; l'âme est lumineuse sous la fille discrète ; ou ensoleillée, chez l'enfant ; ou nauséeuse, pour la personne amoureuse. Il y a une "surface" de l'âme, qu'on peut remuer, et il y a des profondeurs, lumineuses.

 

LE PANNEAU D'AFFICHAGE DES POÉSIES D'AMOUR ANONYMES, topic dévolu à la trobairitz fictive FINAMOR, a été ouvert le 1/03/18 ; le compte FINAMOR a été vandalisé, c'est-à-dire supprimé, après le dernier poème posté le 27/07/20. Presque trois ans d'existence ; j'ai largement investi ce compte pour poster des poèmes lyriques, écrits avec le cœur ; ce genre de poèmes pour lesquels le "lavage" des mots n'est pas un prérequis. Je remarquerais pourtant une chose : je n'ai utilisé le mot âme qu'au cours de la première moitié de l'existence de FINAMOR, puis plus.

 

Cela m'indique peut-être une chose : être attentive aux dates. Il y a des mouvements de fond auxquels le mot âme doit plus volontiers s'associer.

 

Entre 2010 (ouverture de mon blog) et 2018, je n'utilise le mot âme dans aucun poème ; cela va à l'encontre de mes premières suppositions, qui allaient vers l'idée qu'une première période d'écriture, adolescente et naïve, se gargarise de mots à fort coefficient de poéticité. J'avais oublié un détail : j'ai commencé à écrire de la poésie en lisant Michaux.

 

Sur un site de citations – totalement décontextualisées –, il est dit que Michaux utilisa pourtant le mot âme dans la phrase : "Qui a l'âme élevée sans être fort, sera hypocrite ou abject." Je n'ai pas la patience de faire plus de recherches. Michaux utilise le mot âme en qualité de moraliste.

 

En réalité, le poème de FINAMOR de mars 2018 ouvre les vannes : c'est le premier à contenir le mot âme ; l'hétéronyme que j'ai partagé avec tant de poéètes·ses lyriques caché·es sous le manteau a déteint sur moi.

 

La dernière utilisation que j'aie faite du mot âme ne date pas d'un an ; il s'agit de "La question de la forme dans la poésie contemporaine.", le 3/08/20, un poème où je me bats la coulpe pour m'être trop peu préoccupée, jusqu'alors, de la question de la forme dans ma poésie – que lisais-je alors ? – et qui signe l'arrêt de l'utilisation du mot âme jusqu'à aujourd'hui.

 

 

Je me demande si, tout comme le poète qui répondait à Rim sous son statut, l'utilisation du mot âme ici est contrebalancée par effet de contraste ; on se gratte la cuisse, le nez, puis on pince gracieusement les doigts, jusqu'au bout de l'âme. C'est rudimentaire, cette ruse ! ça ne dédouane de rien !

 

Retournons à 2018. Les vannes sont ouvertes, je suis devenue la discrète trobairitz sans même m'en rendre compte. L'âme lumineuse, solaire, profonde... le 21/07, dans "Le secret des oiseaux.", un poème depuis publié dans la revue Revu – adhèrent-iels à l'usage lyrique-premier-degré du mot âme dans la poésie ? –, on peut lire ceci :

 

"La musique, ou la douleur,
Sont un repos pour une âme comme la mienne."

 

(il se passe des trucs entre)

 

"Trop tourmentées par les âmes,
Comme la mienne : poreuses et granitiques."

 

Ici, mon âme est certes géologique – et c'est drôle, tellement drôle, ce petit moment où tu saisis d'où te vient un poème – ici de Rilke réécrit par Adamov – "Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes / solitaire comme une veine de métal pur" – et donc, peut-être, unie au calcaire par ce lyrisme racheté par Collot dans Le Chant du monde, un lyrisme non plus fermé sur l'intériorité mais ouvert sur le monde – ouf, on est rachetée par une pirouette théorique.

 

Quelques mois plus tard, en novembre 2018, c'est un autre type de pirouette qu'on peut utiliser pour racheter l'usage du mot âme ; dans le poème "JE." – je triche déjà dans le titre, sujet / forum des Jeunes Écrivain·es, lol, quelle bonne blagueuse je fais.

 

 

Ici, c'est d'une éducation par le numérique qu'il s'agit ; tout l'effet de contraste se niche entre la langue châtiée, emphatique et chantournée que j'utilise, et le propos : l'arrivée au sein d'une communauté numérique donc, le truc dont les snobs en poésie trouveraient à rire. Mais ce n'est pas que ça, bien sûr ; ici, c'est le corps absent qui pose question ; que sont les présences numériques ? je trouverais, plus récemment, d'autres analogies plus pertinentes – fantômes, corps de pixels, avatars sensibles – mais l'âme, qui ne pèse rien, comme les pixels...

 

Mai 2019. "Richesses de l'œuvre" appartient à une série ("Richesses de l'œuvre.", "Tristesses de l'œuvre.", "Discrétions de l'œuvre.") qui pratique, un peu à la manière de "JE.", l'egotrip au second degré.

 

 

Oh, je pourrais aller plus loin ! dans ce poème, c'est l'œuvre qui est "tourmentée et poreuse", quand dans "Le secret des oiseaux.", c'était l'âme. La vérité nue, c'est que j'aime disperser dans mes poèmes de petites, de minuscules intertextualités, des clins d'œil pour bonne lectrice (c'est-à-dire, essentiellement des clins d'œil pour moi), et ça n'a pas beaucoup plus de sens que ça. Je pourrais tirer le fil, dire qu'œuvre et âme sont d'un seul tonneau, mais ça serait mentir. Conclusion : l'égotrip, c'est l'effet de contrepoint. Décidément, je suis une vieille âme ironique (dès que je sors des atours confortables de FINAMOR).

 

Je repoussais l'Enquête sauvage loin de moi, parce que c'est plus compliqué. J'ai commencé l'Enquête le 12/11/19, pour la terminer 57 jours plus tard, le 9/01/20. C'était ma participation à une aventure d'écriture collective, liée à l'univers de Bolaño, l'écrivain chilien, et à son "détective sauvage" et personnage de jeune poète, Garcia Madeiro. Je me suis renommée pour l'occasion Pasifaea, et tout ça s'appelait Traque solaire (fille du soleil, ô fille du soleil, etc.)

 

3 entrées d'âme :
- fragment 49 : "Par exemple cette fille elle nous donne accès à une strate vraiment spéciale de son âme."
- fragment 40 : "J'ai, en mon / Âme, une ville tentaculaire"
- fragment 27 : "Quand Aquae / Aura dénoué tous les fils de sa propre enquête, quand la vieille / Voiture crachottante de dartyXXXI aura rendu l'âme, quand mira"

 

Une utilisation figurée, la troisième : et un cas de conscience en moins ! une vieille voiture qui rend l'âme, dans la poésie d'une autre personne, rien à examiner. Le fragment 49 rejoint les logiques de "JE." et "Richesses de l'œuvre." : contrepoint, ou ennoblissement de l'expérience numérique, on y évoque la lecture, au jour le jour, de poèmes, sur un forum d'écriture web.

 

Le fragment 40 pose problème. Examinons de plus près ; le mot dans l'économie globale du poème (le poème dans l'économie globale de la Traque solaire ? pas le temps).

 

 

Bon. Une ville, tentaculaire, illimitée, qui habite dans l'âme sans pour autant s'y confondre. Est-ce que l'âme, quand elle est habitée par une ville-pieuvre, est encore l'âme romantique ? je ne me souviens vraiment pas ce que j'ai essayé de faire avec ce poème. Est-ce que j'ai suffisamment frotté ? hein, dis ? et juste après, dans le fragment 39 – ordre antéchronologique –, c'est le poème Sión de la poétesse fictive Cesarea Tinajero qui est cité, par capture d'écran. On y voit trois figures. Un petit rectangle, d'abord sur une ligne, puis sur une courbe, puis sur une ligne complètement brisée. Comme un bateau progressivement pris dans la tempête. Un poème formaliste, ou un poème complètement lyrique. Tout dépend du point de vue.

 

*

 

Je crois que j'ai pris la question de Rim Battal très au sérieux.


Je vais essayer de tirer un bilan de tout cela :
- je n'utilise le mot âme dans ma poésie qu'à partir de 2018 – donc, de mes 25 ans.
- je l'utilise d'abord très au premier degré, protégée par une identité de poétesse médiévale fictive
- je l'utilise ensuite, dans mes propres poèmes, en le désamorçant – égotrip ou contexte geek
- ou en lui donnant les atours d'un lyrisme contemporain
- puis, une fois, une seule, dans Traque solaire, j'en fais n'importe quoi : un monstre, mutant, citadin

 

On ne tirera rien de tout ça, bien sûr, mais relire son œuvre par la petite porte, c'est...
 

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3 avril 2021 6 03 /04 /avril /2021 12:33

Quelle poésie peut-on écrire
Quand on est – vide et vidée
Flocon de neige ou légère re-
Sucée, d'une pensée ; quelle
Poésie peut-on écrire quand
Le temps a trop passé, vide –
Ou vidée, ce temps délié de
la Noce et ce temps du regr-
Et ; quelle poésie a-t-on le
Droit d'écrire, si c'est bien
Reformulé, au loin de la te-
Rre qu'on a dite trop brûlé-
E – tu crois ce qu'on te dit ?

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12 mars 2021 5 12 /03 /mars /2021 19:57

Quand je suis retournée aux arènes, c'était la deuxième fois. Je suis venue me placer dix mètres en dessous des gradins où la première fois, je m'étais assise. Je ne me souviens pas de ce que j'ai pensé des arènes, ou des gradins, ou des arbres, la première fois. La première fois que je suis venue aux arènes, je n'étais pas seule, et je ne regardais rien autour de moi.

 

Quand je suis retournée aux arènes, j'ai marché comme dans un terrain miné, c'est-à-dire doucement. Il n'allait pas falloir que les gradins m'explosent à la figure. Je marchais dans une allée grise, et je passais en revue quelques retours sur des lieux minés ; ils n'ont jamais explosé. La salle de cinéma du Champo n'a pas explosé, et les étoiles sont restées intactes au plafond ; l'avenue Gambetta n'a pas explosé, et le goudron est resté intact sur le trottoir.

 

Donc, les arènes non plus n'ont pas explosé. Je suis revenue dans les arènes avec l'esprit curieux, ouvert et tatillon. La première fois je n'avais rien vu, alors je voulais, à défaut de les faire exploser, regarder les arènes.

 

Il y a d'abord un long couloir gris dans lequel je me suis enfoncée, en serrant mes deux mains dans mes deux poches décousues. De grosses alvéoles bordaient le chemin, sales et d'une autre nuance de gris. On débouche sur le sable jaune des arènes ; c'est une scène vide et triste. Rien ne se passe dans ce cercle. Les gens sont plutôt assis autour, sur les gradins ; ils ne sont pas nombreux parce que c'est l'hiver.

 

Je me suis assise dix mètres en dessous des premiers gradins. Je ne voulais pas salir mon manteau ou ma jupe sur la pierre sale et grise. J'ai regardé autour de moi pendant longtemps. D'abord, j'ai regardé les gens qui étaient assis par petits groupes à intervalles réguliers. Il y avait une fille qui lisait toute seule, et un couple qui mangeait de la viande froide, et deux khâgneux qui parlaient de mythologie à une khâgneuse qui riait poliment, et quelques lycéens que je n'entendais pas. Il y avait sous les fesses de chaque personne du gradin froid et sale.

 

Dans le sable, au centre, il n'y avait rien. Le sable ne s'est pas soulevé sous le souffle de l'explosion. Beaucoup d'arbres, sur les côtés des arènes, faisaient de l'ombre et perdaient des feuilles. Beaucoup de feuilles encombraient les petits chemins, et le haut des gradins.

 

Alors, de mon sac, j'ai sorti ma bouteille d'eau et j'ai bu, une eau très froide. Je ne faisais rien d'autre que boire l'eau, écouter les gens sur les gradins parler de mythologie ou ne rien dire ; le couple s'embrassait, alors j'ai pensé aux bouches pleines de viande froide, aux dents choquées les unes contre les autres. J'ai pensé, un moment, que j'étais déçue.

 

De mon retour aux arènes j'attendais le dénouement d'une histoire qui ne s'est pas dénouée. J'ai mieux vu les arènes, c'est-à-dire que j'ai vu les poubelles contre les poteaux, les bancs dans les alcôves, l'aire de jeux en contrebas. C'est-à-dire que les arènes sont devenues une chose sale et austère qu'elles n'étaient pas.

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15 février 2021 1 15 /02 /février /2021 17:42

On peut lire mon propre Hexagone in situ ici : 

Je ne suis que l'une des 30 et quelques Bibliothécaires qui, de février à fin mars 2021, ont afflué dans la Zone lisible de la Bibliothèque de Babel. Tout est expliqué ici

 

 

De là où je viens, il n'y a rien à dire.

 

Là où j'ai grandi, il n'existait aucun livre remarquable. Pas une seule phrase, pas un seul mot, et pas de nom, sur les couvertures.

 

Mes ancêtres ont cherché pendant des siècles une relique à adorer ; toutes les Zones possèdent la leur. On dit qu'en section 45679-B, c'est une "Ode au chien fourbu", et qu'une sorte de messe a lieu à intervalles réguliers autour de ce texte abêtissant. On dit aussi que dans la Zone brune, les chiens travaillent avec les humain·es.

 

Mes ancêtres ont marqué tous les livres examinés ; mes ancêtres ont cherché des suites répétées de caractères, en vain. Ils ont cherché une symétrie dans la disposition des livres, en vain.

 

Dans l'Hexagone bleu, trois livres de rang commençaient par la lettre "P". C'est tout.

 

*

 

Je n'ai jamais lu de livre. Lorsque la Bibliothécaire m'a remis la clef du 4, j'ai été prise de tremblements.

 

*

 

Quand j'ai posé mon sac de voyage au sol, j'ai entendu deux choses : "fils de pute", et le bruit d'un corps qui tombe. C'est le voisin du 6. Il n'avait pas l'air menaçant, pourtant.

 

 

Quand j'étais petite, je pensais au premier livre que je lirais. Des livres, j'en ai ouvert quelques-uns ; on me disait qu'ils avaient tous été répertoriés, qu'aucun d'entre eux ne présentait d'intérêt.

 

Petite, quand même, j'ouvrais les livres. Je regardais les lettres.

 

Il existait une suite de caractères que j'avais apprise par cœur, avec une infinie tendresse.

 

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Je ne l'ai jamais récitée à voix haute. La suite m'appartenait.

 

*

 

J'ai vite résolu de quitter la Zone sans texte. Je savais bien que les reliques de zones me seraient inaccessibles : elles sont gardées avec le plus grand sérieux.

 

*

 

Quand j'ai entendu la rumeur – la rumeur se propageait vite – j'ai pris mon sac à dos. Je l'ai rempli de mon nécessaire à thé, et d'un très long fil.

 

*

 

J'ai joué le rôle d'Ariane, fixant le fil au livre qui contient la suite de caractères ; c'est un livre de l'Hexagone où je suis née, et où j'ai grandi. J'ai pensé qu'un jour, peut-être, je voudrais retrouver cet Hexagone, bien que personne n'y vive désormais.

 

J'ai déployé le fil. J'ai pris du temps. J'étais effrayée.

 

*

 

Je me tourne vers la première étagère. J'essaie d'imaginer ce que j'ai envie de trouver ; je pose la main droite sur la tranche du premier livre. Le thé, fumant, m'attend au centre de l'Hexagone. Le livre et moi, nous formons un couple harmonieux, pensé-je en m'asseyant, en tailleurs, devant la théière.

 

 

Livre 1.

 

La Ravie, Marguerite de Restif, 1824


Dans La Ravie, Marguerite de Restif fait se rencontrer deux de ses obsessions ; les fleurs jaunes, en quantités indécentes, et les lesbiennes. Les lesbiennes couvrent leurs appartements de fleurs, et les fleurs copulent. La critique Maximilienne de Sarrazy avance l'hypothèse que De Restif exploite le motif du souci, lequel motif serait une resucée des soucis dépeints dix ans plus tôt par Septimea Calendula dans Les Belles équipées. On croit pouvoir établir avec le plus grand sérieux que, pourtant, De Restif n'avait jamais adhéré à l'entreprise de réforme de la littérature par les fleurs de son aînée ; les deux autrices s"étaient battues en duel à ce propos ; elles avaient pour témoins leurs amantes respectives, Renée Vivien et Salomonea Calendula. De Restif semble avoir survécu au duel, puisque la publication de La Ravie est postérieure à la date, attestée, du duel : le 16 août 1821. Maximilienne de Sarrazy résout ce qui, selon elle, n'est pas vraiment un paradoxe : le souci calendulien n'est pas une plante vénéneuse, mais une fleur des champs, relativement simple, associée aux scènes d'enfance et de guérison ; le souci restifien, quant à lui, n'intervient que dans des intérieurs cossus, étouffants et morbides, où il semble venir symboliser la quête éperdue des plaisirs saphiques.

 

Je suis un peu étourdie par cette quatrième de couverture. Je comprends qu'un livre n'est jamais seul ; La Ravie est une petite sœur, un rien boudeuse, des Belles équipées. Je rêve toute l'étagère que viendrait former l'œuvre de Septimea Calendula ; si la critique parle de scènes d'enfance et de guérison, je ne peux qu'imaginer les titres des ouvrages multiples où enfance et guérison se partagent une même fleur jaune ; tiens, imaginons : La petite chambre, Un plâtre, Convalescences estivales, Suzette et Lison. Je rêve aussi les livres écrits par Marguerite de Restif après le duel ; a-t-elle tué celle qu'elle admirait sans doute, avant de la dépasser ? dépasse-t-on nos aînées ? et la critique ? pourquoi tentait-elle si fort de réconcilier les deux autrices ? et les amantes ? quel livre racontera leur histoire ?

 

 

Je m'installe confortablement sur le tapis qui recouvre le sol de mon Hexagone, et me verse une première tasse de thé à la rose.

 

J'ouvre enfin le premier livre. La Ravie, 1824.

 

À Paris où elle grandissait, Florentine n'avait jamais rencontré de jeune homme qui lui convînt. Si les jeunes hommes ne lui inspiraient pas grand-chose, les jonquilles, en revanche, et le mimosa, lui inspiraient des bouquets facétieux qu'elle offrait à ses tantes.

 

Florentine, disaient les tantes, que tu es mignonne. As-tu un amoureux ?

 

Les tantes étaient sirupeuses, et embrassaient les joues de l'enfant ; puis les joues de l'adolescente ; puis les joues de la très jeune femme.

 

Florentine découvrit, un jour de marché, les crocus ; et, un jour de promenade, les tournesols qui font des champs immenses aux alentours de Paris. Elle jugea bon d'en cueillir de pleines brassées, qui trouvaient à s'effriter dans les calèches qu'elle louait pour se promener.

 

Florentine, suivie partout par de longues traînées de pollen ; Florentine, adonnée aux boudoirs et au miel. La jeune fille reconnaissait, dans les miroirs, son visage contrit ; elle pinçait ses joues pour leur donner de la couleur. Elle se parfumait légèrement.

 

 

Livre 2.

 

Lire par les fleurs, Maximilienne de Sarrazy, 1976

 

Ce livre est charmant. Quand on l'ouvre, des fleurs séchées s'en échappent, et je me souviens, d'un coup, que la voisine du 13 utilise ces dernières dans une délicieuse recette de gelée. Je fourre ces fleurs dans mes poches pour les lui apporter plus tard ; n'ayant aucune connaissance en botanique, je serais bien incapable de les apparier à leur nom de fleurs. Il y a des fleurs jaunes, longues et piquantes ; deux exemplaires d'une fleur mauve à pétales larges ; un seul d'une fleur blanche et duveteuse, et trois de petites fleurs bleues, vraiment minuscules. Fascinée, je passe en revue les noms de fleurs que j'ai déjà entendus : souci... rose trémière... pensée... violette... tulipe... azalée...


Si Gustave Lançon, dans son Hommes et livres : études morales et littéraires, encourage une approche simple et raisonnée de l'histoire littéraire, il semble oublier qu'en son époque, de nombreuses autrices lesbiennes firent salon, firent cénacle, burent le thé et révolutionnèrent les motifs traditionnels de la littérature masculine. Lire par les fleurs encourage une approche de ces textes respectueuse de leur démarche esthétique : à textes fleuris, lecture florale. Nous tentons, après un bref panorama de la littérature lesbienne florale de ce siècle, d'expliquer les premières bases de notre méthode de lecture, puis de les appliquer à une constellation de textes : aussi bien ceux de Septimea Calendula, que ceux de Renée Vivien, Marguerite de Restif, Salomonea Calendula, Violette Haubefrois, Colette, Lise de Garce et, pour les étrangères, Natalie Clifford Barney, Myriam Sahraoui, Wu Tsao ou Anne Lister.

 

 

Livre 3. le livre de Curt

 

Curt a laissé un livre en bas d'une étagère ; l'enfant a cru être discret, mais je l'ai vu. Je monte jusqu'à mon cœur l'ouvrage, léger...

 

Ses pages sont déchirées. Comme si de petits animaux voraces s'étaient jetés sur elles, puis les avaient, à plusieurs, déchiquetées. Je repense aux souris que Scezelivo cache dans ses poches. Le 1 et le 7 ne sont pourtant pas voisins...

 

Le livre, malgré ses déchirures, laisse deviner quelque chose :


Prologue : ....................................................................................
Il était une fois, il y a bien longte..................................................
et grand lac, dont les paroi..........................................................
l recelait un tr...............................................................................
jamais ! ........................................................................................
Ce fut un comble, bien sûr, et Y..................................................
tinuait de participer aux ch.........................................................
car................................................................................................
pourtant ?....................................................................................
.....................................................................................................
Chapitre I ....................................................................................
On voit, depuis l'an 1997,............................................................

 

Je pense au lac dont parlaient Jasmin, Liseth et Morne. Je pense à l'an 1997, au cours duquel je commençais d'apprendre la suite de caractères, et je pense aux débuts de contes qui n'ont pas de fin. Le cadeau de Curt est un beau cadeau ; il me distrait des inscriptions en morellien.

 

 

Livre 4.

 

Trop de trèfle, Sara Fidelio, 1855

 

Ce livre est étrange. Quand je le sors des rayonnages, une enveloppe tombe sur le plancher de mon Hexagone. Je ne sais pas si l'enveloppe était glissée entre ses pages, ou si l'enveloppe était dissimulée contre le mur.


Trop de trèfle... j'étouffe... c'est entre les lianes, dans la forêt, que j'étouffe. J'étais partie petite ramasser des bouquets, j'étais partie en quête des animaux. On me donnait des paniers, on me donnait des conseils, on me donnait du ruban. Pour mes cheveux, on me donnait du fil, du fil à retordre, et puis j'étouffe... les fleurs de saison, toutes les fleurs croissent entre les dalles... on dirait que les trèfles sont de l'herbe folle, on dirait que ma jupe s'enlise, on dirait bien que j'étouffe... trop de trèfle...

 

La quatrième de couverture de ce livre est étrange. Sa langue ne ressemble ni à celle, édulcorée et prévisible, de Marguerite de Restif ; ni à celle, odorante et vive, de Maximilienne de Sarrazy. Sa langue étouffe l'autrice qui en est à l'origine, comme si l'autrice s'était engluée dans le papier. J'imagine... que Sara portait des jupes longues, et des rubans à ses cheveux. Qu'on l'a piégée. Je ne pense pas que les trèfles, ou les fleurs, ou même la forêt, jouent le plus petit rôle dans ce traquenard. Je pense que Sara Fidelio était une jeune fille très sage, qu'on ne l'envoyait pas en forêt, seule, avec un panier, et qu'elle biaise. Je me demande pourquoi l'autrice biaise, pourquoi sa langue se tord et pourquoi elle ne me dit pas, tout de bon, ce qui l'étouffe.

 

 

l'enveloppe

 

L'enveloppe contient une seule feuille, et la feuille est marquée d'une seule ligne :

 

wiem wszystko. dcera heliose, a veged kozel van

 

 

Livre 5.

 

Les Belles équipées, Septimea Calendula, 1814

 

Mon cœur est serré d'avance. Comment ai-je pu croire que ma Septimea et celle de Noise formaient une seule personne ?


C'est un champ de fuite.

 

Elles sont le nom qu'on donne

 

Aux fleurs. On les appelle –
Souci, On les appelle –
Pensée.

 

Je fus l'échappée, qu'on a ex-
tirpée, ou le souci bleu

 

Qu'on a arraché.

 

La fleur – ou la pitié. Ce qu'on
Nomme,

 

 

Livre 6.

 

Cénaclières, Ito Shimaz, 2015

 

Quatrième de couverture :


Dans Cénaclières, Ito Shimaz condense son travail de thèse ; désormais professeure des universités à Johannesburg, elle enseigne l'histoire littéraire française du XIXe siècle "par son revers", a-t-elle expliqué lors d'un entretien donné à la SABC 1. Elle dit que cette idée lui est venue lorsqu'elle a rencontré, sur les quais de Seine, Jeanne de Sarrasy, la fille de la célèbre critique Maximilienne, qui dans Lire par les fleurs avait tenté une approche des textes floraux respectueuse de leur composition, florale.

Dans Cénaclières, la jeune chercheuse retrace pour nous l'histoire des autrices lesbiennes qui, au XIXe siècle, firent salon sans les hommes, et élaborèrent ensemble une science des fleurs proprement littéraire, indécidable, indécodable.

 

 

Introduction

 

Quand j'ai voyagé en France, Maman m'a dit de m'arrêter sur les quais de Seine. Elle m'a dit que je trouverais le sujet de ma thèse dans les boîtes du quai ; elle m'a dit que je ne devais pas aller dans les bibliothèques ; elle m'a dit que dans les bibliothèques dorées de France je ne trouverais que des bustes d'hommes en perruque.

 

Quand Maman avait mon âge, elle s'apprêtait à entreprendre une thèse sur l'image de la jeune fille chez les surréalistes ; elle est venue à Paris, a rencontré une jeune femme française a qui elle a plu ; qui lui a plu. Maman et la jeune femme, entre deux sessions de travail, se promenaient sur les quais. C'est comme ça que Maman a compris que les jeunes fille aussi avaient écrit des choses qui les concernaient. Maman n'était pas naïve, mais cette idée ne l'avait jamais effleurée.

 

J'ai fait comme Maman, seule toutefois. Je me suis promenée sur les quais longtemps avant de repérer une jeune femme dont les boîtes vertes dégorgeaient de vieux livres. La jeune femme ne m'a pas plu, pas plu du moins comme Maman avait plu à la sienne. Mais elle avait de beaux yeux sombres, et tristes ; comme j'étais triste, avec elle ! Je lui ai parlé de mon problème. Elle m'a demandé quel était le revers de l'histoire littéraire que je souhaitais étudier – toute histoire a son revers, m'a-t-elle dit. La réponse m'est venue tout naturellement. En master, j'avais choisi un cours sur les cénacles. J'avais étudié, avec Monsieur Kagazi, le grenier des Goncourt ; le Cénacle romantique de Hugo. Les cérémoniaux complexes mis en place rue de Rome par Mallarmé, le mardi ; les conseils compassés d'Heredia, le samedi ; et les conseils technicistes de Leconte de Lisle, boulevard des Invalides.

 

La jeune femme aux yeux sombres a tapoté quelques dos de livres – des dos de livres, oh ! très anciens, cuirassés contre la saison d'automne. Elle semblait réciter, depuis l'intérieur d'elle-même, un savoir profus mais secret. Elle m'a fixée et m'a dit cela : "Ito, revenez dans une semaine, j'aurai ce qu'il vous faut".

 

 

Il y a quelque chose, en moi, de fasciné. J'essaie de comprendre comme une jeune femme japonaise de mon époque peut, sur les conseils de sa mère, partir à l'autre bout du monde pour retrouver la trace de femmes anciennes – et oubliées. Je vois se dessiner le réseau complexe et passionnant de jeunes femmes qui étudient, qui écrivent, qui se réunissent le samedi dans de petites pièces mal aérées et servent du thé brûlant dans les tasses de leurs amies. Elles écrivent ensemble, pensent ensemble ; et naturellement, on les oublie. Mais d'autres prennent le relai, cent ans plus tard ; plus seules et secrètes encore.

 

*

 

Je me demande si l'Hexagone 5 recèle tous les livres de ces femmes : celles qui, lesbiennes, écrivaient ensemble ; celles qui, plus tard, les redécouvraient et sentaient leur âme, brusquement, s'élargir sous la pression d'une joie secrète. Je ferme les yeux, me les frotte – j'évoque les plantes tubulaires du désert de l'Ouest, couvertes d'inscription. C'était un charmant mystère, mais un mystère impuissant face à celui qu'écrivent ensemble les femmes de l'Hexagone 5.

 

 

Livre 6. suite

 

(Cénaclières, Ito Shimaz, 2015)

 

Sommaire:
Introduction p. 5

 

Partie I – le revers des cénacles p. 25
1. Tenues d'apparat p.26
1.a. Tulles et dentelles p.26
1.b. Ornements de chignons p. 32
1.c. Le coût de la dentellière p. 35

 

2. Tiers-lieux p. 43
2.a. Chambres à elles p. 45
2.b. Faubourgs, banlieues p. 58
2.c. Le fiacre ou le métro p. 62

 

3. Rituels p. 64
3.a. Du thé p. 64
3.b. Des fleurs p. 79
3.c. Causer ensemble p. 96

 

Partie II – réseaux de fleurs p. 107
1. Présence des fleurs p. 108
1.a. Tiges p. 108
1.b. Pétales p. 119
1.c. Pistils p. 132

 

2. Bouquets de livres p. 145
2.a. Publications groupées p. 145
2.b. Collections violettes p. 161
2.c. Stratégies, citations p. 178

 

3. Enrichir la fragrance p. 191
3.a. Septimea, Salomonea p. 191
3.b. Elles écrivent p. 208
3.c. Escabeaux, lierre p. 226

 

Partie III – Cénaclières, cénacliers p. 240
1. Oublier Hugo p. 241
1.a. Imaginer des fleurs p. 241
1.b. Écrire avec Sappho p. 253
1.c. Une autre histoire p. 267

 

2. Ne pas lire Vigny p. 282
2.a. Des yeux bandés p. 282
2.b. Tierces-librairies p. 286
2.c. Coffiniser, polliniser p. 307

 

3. Vivre sans Mallarmé p. 315
3.a. Inventer les fleurs p. 315
3.b. Nommer les fleurs p. 328
3.c. Faire pousser les fleurs p. 351

 

Conclusion p. 360
Remerciements p. 387
Annexes p. 400

 

 

Livre 7.

 

Ma vie sur les quais, Magdalena S., 2019

 

Je suis bouquiniste des quais, c'est-à-dire que je vends des livres qui ont déjà été vendus une fois, ou deux, ou trois. Les livres que je vends sont quelquefois abîmés ; leurs pages sont coupées, ou gondolées par le thé.

 

On vient me voir du monde entier, parce qu'on espère qu'un livre introuvable partout ailleurs existe dans ma boîte. Je dois dire que mes amies bouquinistes et moi, nous formons un réseau efficace ; si X. cherche le livre Z., je peux être sûr que la bouquiniste Y. le possèdera, et si ce n'est pas Y., c'est Z., ou c'est moi.

 

*

 

Nous avons toutes reçu nos boîtes des mains d'une riche mécène. Elle nous salarie ; elle nous a garanti salaire et boîte, après sa mort. Madame du C. est mystérieuse. Elle nous a recrutées grâce au fichier national des thèses. Elle cherche, elle cherche de jeunes chercheuses désargentées ; elle cherche, elle cherche de jeunes lectrices avides de textes écrits par d'autres femmes. Ce n'est, pour elle, pas difficile : nous sommes légions, mais les femmes que nous étudions n'intéressent personne. Aucun poste n'est prévu pour nous. Alors Madame du C. nous écrit, un jour – elle est vieille école, et se débrouille pour trouver nos adresses postales –, nous propose une boîte verte, des horaires souples et un salaire généreux.

 

Quelle jeune doctoresse pour refuser cette offre ? nous n'espérons plus de poste ; au bout de trois ou quatre ans, nous cessons d'espérer. Des postes sont ouverts pour nos jeunes collègues – ils étudient Baudelaire, Hugo ou Villon –, donc nous arrivons, un beau matin, devant la boîte verte. C'est intimidant. Nous nous sommes toutes racontées l'histoire du matin où nous avons ouvert la boîte verte pour la première fois ; nous nous sommes rendu compte que nous utilisions les mêmes mots, et cela nous a remplies de joie.

 

Je ne dis pas que la tâche est facile. Madame du C. pose quelques conditions qui, je dois le dire, conviennent très bien à son essaim de bouquinistes, mais qui ne sont pas de tout repos.

 

Nous ne vendons que des livres de femmes.

 

Nous ne vendons que des livres de femmes, qui ne sont plus édités.

 

Nous ne devons vendre ces livres qu'à de bas prix. Nous devons faire fi des cours, des collections, du capitalisme des livres. Mais cela nous convient.

 

Nous devons, bien sûr, trouver les livres ; Madame du C. nous met en relation avec d'autres femmes qui lisent des femmes ; ou avec leurs héritiers, quand elles meurent.

 

Quelquefois, je vois errer sur les quais des jeunes gens. J'espère confusément une rencontre, et cela arrive quelquefois. Lorsque je rencontre une jeune femme, je ne ménage pas mes efforts. Je contacte Y., D. et E. ; je contacte W., K. ou L. ; l'une d'entre nous, toujours, trouvera dans sa boîte des livres, qui sembleront du même coup avoir été écrits pour la jeune femme.

 

Madame du C., quelquefois, nous envoie de longues lettres armoriées, parfumées ; la même lettre pour toutes – nous avons vérifié. Elle dit que nous sommes assoiffées, mais que nous ne sommes pas les seules. Elle dit que beaucoup ont soif et l'ignorent. Elle dit qu'à grands coups de gommes nous effacerons les fondements d'une histoire dont nous sommes l'ornement le plus raffiné, certes, mais le plus inutile. Elle dit qu'il existe un revers à toute histoire, et que nous sommes nombreuses.

 

 

Livre 8.

 

Rêver de Babel, Jeannette Sou, 1850, réédition de 1950

 

Quatrième de couverture :


Personne ne sait qui fut Jeannette Sou, pourquoi elle ne publia qu'un seul ouvrage, ni même pourquoi il ne connut un semblant de renommée qu'en 1900, parmi les Cénaclières réunies à Sonniers-en-Belon. Rêver de Babel est un long poème en prose, qu'on dit inspiré des poèmes, plus brefs, de Salomonea Calendula. Jeannette Sou y imagine une Bibliothèque universelle, qui contiendrait tous les textes écrits depuis Sappho, et qui contiendrait tous les textes à venir qu'elle imagine, parfois, au détour d'une phrase – comme ces guerrières menues écorchant les oiseaux, depuis les pages d'un livre qu'elles, ou ce texte de Rhoda, ce texte de Suzanne, ce texte de Ginny, ou Mira étouffant ferme dans la haute maison, imbibée d'alcool et de nuit. Dans la rêverie de Jeannette Sou, qu'on a parfois dit trop exaltée, on n'oublierait plus les mortes et on aurait mémoire d'un grand corps oublié. Le siècle naturaliste semble lui avoir inspiré de curieuses métaphores, réseaux d'araignées courbées, fourbues, tissant ensemble, ou ce Livre des Matrices extirpé, chair engendrée de Babel. Nous avons décidé de rééditer ce texte, puisqu'il nous a semblé que Borges s'en était inspiré dans ses Fictions, lorsqu'il se plaît à imaginer une Bibliothèque de Babel qui, contrairement à celle de sa discrète devancière, ne serait, semble-t-il, et de loin en loin, meublée que de livres d'hommes ; cette réédition réjouira donc les érudits.
 

 

 

Je me suis mise à pleurer, et je me suis rendu compte que j'étais "lyrique", "lyrique à donf", dirait mon amie Pattrice. Pattrice dirait peut-être que je suis ivre, et que c'est l'état idéal pour lire de la poésie, et que c'est l'état idéal pour classer un Hexagone. Babel appelle ivresse, dirait Pattrice.

 

Depuis mon arrivée dans l'Hexagone 5, en réalité, je n'ai rien classé. Les étagères sont des mètres linéaires, mais les textes que je lis agissent en réseaux (réseaux d'araignées courbées, fourbues, tissant ensemble, dirait Jeannette Sou).

 

Je glisse ma main dans la large poche de ma jupe, parce que c'est là qu'est ma pelote. Thésée, le Minotaure, la mythologie masculine, des voix me vrillent la tête et je décide que j'attacherai des fils aux livres ; si deux livres s'évoquent, un fil. Je me demande quelle toile naîtra. Je crois que certaines de mes voisines ont vu, dans leurs Hexagones, des livres cousus. Il faudra que je leur demande...

 

 

La Ravie :


Je ne suis pas amère, chantonne Florentine en rassemblant des crocus. Au fond, je n'ai jamais été amère. On m'accuse à tort de tous les maux ! et les crocus font des bouquets. Elle en met partout dans la pièce, ouvre les fenêtres, et regarde les toits de la ville. Tout bourgeonne autour du corps de Florentine.

 

Je ferme le livre, en ouvre un autre.

 

Trop de trèfle :


Je suis étouffée. Désormais où le trèfle s'amasse, je m'amasse également ; ramassée, courbattue, j'ai couru partout. On me donne le bon dieu, on me donne des bonbons, on me rend pareille aux ruines et on m'accuse. Dieu ! j'étouffe et je suis la tortue. J'ai du trèfle dans la main, je suis tige amère parmi les tiges, et je m'enroule...

 

Je ferme le livre, j'en ouvre un autre.

 

Les Belles équipées :


Celle qu'on a nommée.
N'a pas connu la pi-
Tié.

 

Chacune est le souci qu'on porte
ou le regret.

 

J'étais première, quand je tremblais.
Et tu l'étais, quand je tremblais.
Et tu tremblais, quand je

 

tremblais.

 

Je ferme le livre. J'en ouvre un autre.

 

Celle qui hurle :


Vous m'auriez bien eue, à la longue. Vous auriez cessé de m'acheter des vêtements chauds, et ne les auriez pas remplacés ! vous ne seriez plus venus me rendre visite ! vous auriez attendu que j'en crève ! vous auriez disposé mon urne devant une fenêtre ! vous auriez attendu qu'une femme la nettoie ! tous les mois ! tous les mois, la femme aurait nettoyé l'urne ! et vous m'auriez oubliée ! vous n'auriez plus jamais évoqué mon nom ! plus rien ! le chat, en jouant, aurait brisé l'urne ! plus rien ! la femme non plus, partie ! plus de sous pour la payer ! à vous, la poussière ! à vous !

 

Je suis fatiguée. Je m'allonge au centre de mon Hexagone, le dos calé contre un miroir, et j'ai l'impression de voler, tout contre le miroir ; d'être un des fils croisés du canevas.

 

 

Livre 9.

 

Mon âme comme à la guerre, Tatiana Reinfold, 1932


Les mots ont une destination trouble, qui n'est pas ma voix. Ils n'appartiennent plus, désormais, au champ des possibles. Ils ont passé ; ils ont roulé dans l'ornière.

 

Il faut refaire les mots. Pour refaire les mots, il faut briser menu tous les mots. Déchirer les livres, et mettre le feu. Rien n'est réparable. Les mots existeront toujours ; une fois brûlés, quelqu'un s'en souviendra. On n'en pourra rien faire. Rien à débusquer, rien à extirper, rien à arracher.

 

Le feu ne sert de rien, dans ces conditions – ce sont, là, les conditions d'être juste.

 

J'ai mal quand j'y pense. Je pense qu'on ne peut pas réparer les hommes ; on ne peut pas utiliser les mots pour colmater les fissures qu'ils ont ouvertes.

 

J'ai mal quand j'y pense. Dans le lac gelé, les fissures ouvrent des failles. Quand nous marchons sur la glace, nous savons que nous allons couler ; nous nous voyons couler.

 

Je dis que nous sommes intenses ; ça ne nous sauve pas.

 

 

Livre 10.

 

La Marieuse, Célestine Vogue, 1823


Je me suis toujours dit que s'il m'était permis d'écrire un livre, je veux dire, un vrai ! un livre imprimé sur du beau papier, un livre unique mais dispersé dans son millier d'exemplaires, puis envoyé dans toutes les bonnes librairies de France – eh bien, je l'écrirais d'abord en partant d'une petite histoire.

 

Laquelle a peu d'importance. Mais c'est un pari. Je le relève donc.

 

Quand Buzz a eu trois ans, on lui a trouvé, derrière l'oreille, un grain de beauté. Sa couleur, violette, était peu commune – maman s'est inquiétée puis l'a emmené chez le médecin. Le médecin s'est inquiété et l'a adressé à un confrère. Le confrère s'est inquiété mais n'a su que faire.

 

La chaîne des inquiétudes aurait pu s'arrêter là, dans la fin étrange de Buzz. Il aurait été dévoré par le grain de beauté ; son visage, ravagé, aurait disparu sous l'assaut d'une peau nécrosée.

 

Il n'en a rien été. Le grain de beauté, au contraire, s'est résorbé avec le temps. Nous n'avons jamais rien dit à Buzz – il était si petit !

 

Bon. On m'a appris à tirer des leçons de toutes les histoires de ma vie. Mais de celle-là, je n'ai jamais su que faire.

 

 

À l'issue du RPG, Hexagone 5 est devenu Cénaclières, un projet d'écriture un peu plus ambitieux en collaboration avec Aomphalos. Je cesse donc de le poster ici, n'en étant que co-autrice !

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10 février 2021 3 10 /02 /février /2021 00:46

Je me demande s'il existe un événement, même infime, en mesure de clore ce journal. Le journal n'est pas un atelier de mon écriture au jour le jour, expliqué-je à J. qui m'encourageait à l'utiliser de cette manière ; le journal suit les courbes de la vie, celles des émotions, et il faut attendre que chacune de ces vagues atteigne assez d'ampleur pour fournir matière à l'écriture – donc à l'oubli.

 

Je pose la question de l'événement parce que C. a mis un mot très précis, un mot issu de la science des âmes, sur ce qui avait été à l'origine du journal. Ce mot était un diagnostic – la dissociation – autant qu'une explication rationnelle à deux années de déprise totale ; il faisait rentrer neuf ans de vie émotionnelle dans l'ordre paradoxal de la maladie.

 

L'esprit, quelquefois, ou l'âme, face à un événement qui le dépasse, préfère se couper en deux. La mémoire des choses demeure, quand la mémoire des émotions est enfouie sous plusieurs nappes de silence. Mes émotions s'étaient tues, sept ans, puis devant la mer, devant C., les émotions avaient commencé à fissurer lentement le cocon ouaté dans lequel elles s'étaient tenues sages, sept années durant.

 

Si je brise un miroir, je me condamne à sept ans de malheur ; si je brise mon âme en deux, je me préserve sept années durant d'émotions trop intenses pour qu'elle les supporte. Sans doute les émotions attendaient-elles de moi que je devienne une femme, plus forte et mieux lotie, pour s'extirper de leurs caves mémorielles. L'être scindé se réassocie à elle-même, et ce faisant, est bouleversée.

 

*

 

La sculptrice Louise Bourgeois, rapporte Deborah Levy, sculpte parce que ses émotions sont plus grandes qu'elle ; c'est une chose passée de mode. J'imagine qu'elle exprime par là son besoin de donner forme à ces émotions, pour échapper à la folie.

 

*

 

Si les petites fées m'avaient dit, il y a trois ans encore, qu'un jour les émotions me guideraient par le bout du nez ; que la maladie de l'âme, ça n'était pas uniquement la mélancolie ; qu'on peut être évidée de soi par autre chose que la drogue ; je ne les aurais pas crues. C., à Nice, la semaine passée, m'a dit une chose tandis que nous traversions la place : elle m'a dit qu'elle faisait l'effort d'imaginer que notre moi passé, celui qui existait trois ans plus tôt, était tout d'un coup projeté dans ce présent. Les passant·es portent des masques, les chaises en plastique sont rangées depuis longtemps. Qu'aurions-nous compris à cela ?

 

*

 

Le long des falaises de l'Esterel, la mer est coupée, elle aussi. La falaise, rouge, la tranche finement ; elle forme d'obscures criques où nous sommes descendues. Debout devant les vagues, j'ai regardé C. nager dans l'eau froide du mois de janvier, puis j'ai pensé à toutes les fois où j'avais nagé avec C. autrefois. J'ai nagé avec C. dans la piscine municipale, quand la professeure nous donnait des cours de natation ; dans le chlore encore, j'ai nagé avec C. dans la piscine de la résidence où nous habitions toutes deux, enfants. J'ai pensé que j'avais plus souvent gravi des montagnes avec C., que nagé ; que j'avais plus souvent déboulé sur les pentes de montagne avec C., que nagé.

 

Les émotions sont-elles des chenilles ? elles forment des cocons, et muent pendant sept ans. J'imagine le papillon étrange qui sortirait de cette mue monstrueuse. Sorti de caves mémorielles, le papillon me bousculerait ; c'est pour cette raison, pensé-je, que son départ me laisse tremblante et décalée. La statue, dirait Louise Bourgeois, est mieux assurée depuis un socle solide. Mais Louise Bourgeois sculptait d'immenses insectes, postés sur des pattes fines et précaires. Des araignées que le vent balance, et d'horribles cocons d'où s'échappent des corps humains.

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8 février 2021 1 08 /02 /février /2021 18:16

Vous n'étiez que des chairs, d'abord,
Que l'on tire, comme du verbe, velues, vous

 

N'étiez que du corps.

 

Le bras et la queue, qu'on retire du corps, vous
N'existiez pas encore. Le cul,

 

Posé sur le cimetière, vous n'étiez encore que
Des chairs.

 

*

 

On vous tirait, on vous poussait, on vous pre-
Nait. Vous n'étiez alors
Qu'un seul et très grand

 

Corps

 

Poussé d'une marmite, ou qu'un seul oiseau
Qu'on bute. On vous aura retiré des
Entrailles, la chair.

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7 février 2021 7 07 /02 /février /2021 23:15

L'été de l'année 2015, ma grand-mère entassait des cartons de livres dans le coffre de sa voiture ; nous partions toutes deux à l'aurore sur des routes de campagne, puis nous nous garions le long d'immenses prairies transformées en parkings : c'étaient jours de brocante.

 

Il fallait d'abord trouver l'emplacement ; déplier les tables en plastique ; transporter les cartons de livres. J'avais inventé une disposition pour donner cohérence à l'ensemble : des bacs de vieux classiques de poche ; des bacs de science-fiction, reconnaissable aux couvertures grises et bleues ; des bacs de romances et bluettes, celles que ma grand-mère avait dû lire sur la plage, les étés précédents.

 

Il faisait chaud. Je portais des lunettes de soleil. Lentement, des gens passaient entre les tables, regardaient les objets. Les livres sont des objets qu'on touche ; pour voir les livres, on doit se pencher sur le carton, puis soulever chacun des livres, lire la couverture, peut-être se repérer aux couleurs. Je me souviens d'un homme d'une cinquantaine d'années qui, sans un mot, a choisi une vingtaine d'ouvrages et, sans un mot, les a réglés. Plus tard, mon oncle expliquerait à ma grand-mère qu'elle avait vendu des éditions collector vingt fois au-dessous du prix du marché ; l'homme était un connaisseur.

 

Nos voisins vendaient, eux, des objets : le genre d'objets qu'on entasse dans le garage pendant des années, et qu'on vend un jour lors d'une brocante. La plupart de ces objets ont mal vieilli ; ils sont humides et gondolés. Les gens passent, lentement, et n'ont pas ce regard du connaisseur ; sauf moi, bien sûr. J'avais vu le beau wok électrique que le vieux couple vendait, et je le voulais pour cuisiner.

 

Mon beau-père détenait, jusqu'alors, le monopole de la réalisation de la fondue chinoise. Il possédait un wok, tout pareil, un wok électrique qu'on pose au milieu de la table, qu'on remplit de lait de coco et d'épices, dans lequel on plonge des nouilles, des légumes et du poisson.

 

*

 

Dans le domaine culinaire, je me contente d'imiter les mien·nes. Je réalise la lotte à l'armoricaine d'une grand-mère, la soupe aux légumes de l'autre, la fondue de mon beau-père, le gratin dauphinois de ma mère. Je réalise la sauce de salade de mon père, les crêpes de la mère de J., et le poulet au curry de ma tante. Je réalise le poulet au gingembre de D., le gâteau au chocolat de mon enfance, le tiramisu de ma grand-mère, et son crumble aussi. Je réalise les cookies au matcha de C., la soupe au butternut de l'autre C., et la tarte au poireau de R. Je réalise la bolognaise de mon oncle et, comme mon beau-père, j'assaisonne tout au gingembre, que je tranche, comme lui, en fines lanières.

 

Ce jour-là, après avoir été dépouillée des livres de science-fiction que lui avait laissé mon oncle en déménageant, ma grand-mère m'a offert le wok électrique. Ses voisin·es le lui ont, en réalité, cédé à un prix très modeste ; on développe de grandes solidarités, lors des brocantes. On se donne quelques conseils sur la disposition des tables, sur le prix du livre à l'unité, et on commente, ensemble, la chaleur montante, inusitée dans ces villages de Bretagne.

 

Le wok électrique ne rentrait pas dans ma valise ; il a fallu ruser pour le ramener à Paris. La première fois que j'ai utilisé le wok, j'ai raté la fondue. Elle était insipide ; j'avais pourtant dosé le satay, le lait de coco et le nuoc mam dans les proportions exactes que m'avait décrites mon beau-père, au téléphone. Devant mes invités, ce jour-là comme toujours, polis et menteurs, j'ai songé avec dépit que les proportions exactes n'étaient jamais celles qu'on déclare.

 

Si votre grand-mère vous explique qu'il ne faut qu'une gousse d'ail dans le poêlon de la fondue, c'est qu'il en faut au moins deux ; si Hélène vous explique qu'elle met peu de beurre dans la poêle au moment de cuire la crêpe, c'est qu'il faut trancher large dans la motte ; si votre tante vous assure qu'elle ne met qu'une dizaine de cacahuètes broyées dans son poulet, c'est qu'il en faut le triple.

 

Mon beau-père, pensé-je devant mes invités – qui tous mangeaient sans savoir quel succédané honteux c'était là – mon beau-père ne sait pas qu'il a la main leste, quand il saupoudre le bouillon de satay ; il ne sait pas tout le nuoc mam qu'il verse, il ne sait pas qu'il met moins d'eau que de lait de coco, il ne sait pas non plus que la sauce soja est dispensée avec générosité. Il a noté dans le recoin de sa tête une recette idéale qu'il n'a jamais mise à exécution, qu'il outrepasse toujours, et qu'il m'a transmise car, n'est-ce-pas, c'est la recette que l'on transmet, et non l'exécution.

 

*

 

L'été de l'année 2015, quelques mois après la mort de mon grand-père, ma grand-mère m'a offert le wok de nos voisins de brocante ; elle a aussi vendu, pour vingt euros, le billig de sa belle-mère, à un couple de jeunes marié·es parisien·nes fraichement installé dans la région. J'ai pensé, en regardant le jeune couple s'éloigner avec le billig, à mon arrière-grand-mère qui possédait le tour de main que seules les vraies bretonnes possèdent, le tour de main de la crêpe : ni trop lent – la crêpe serait épaisse – ni trop rapide – elle serait trouée. J'ai pensé que ma grand-mère, née dans les Pyrénées, n'avait jamais réussi à attraper le tour de main. Elle utilisait une poêle toute simple pour faire des crêpes. Le billig avait été remisé dans le garage pendant une dizaine d'années, depuis la mort de la belle-mère jusqu'à celle de l'époux.

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