Cher Jean,
J'ai beaucoup hésité, avant de commencer à t'écrire. Quand j'étais plus jeune, je me suis persuadée que la distance qui nous séparait était factice – qu'en réalité, j'avais écrit tous nos textes – les poèmes, Notre-Dame des fleurs, Querelle. Je m'étais persuadée que je les avais écrit quand je serais plus âgée, à l'âge où toi, tu les as écrits – puisque naturellement, plus jeune, je ne disposais pas encore de notre commune élasticité dans la langue.
Puis, quand je n'ai plus eu foi en la réincarnation, j'ai commencé à douter d'avoir jamais écrit des choses telles que "Harcamone, fais un geste, tends moi un peu ton bras" ; même si bien sûr, j'aurais pu, moi aussi écrire ce "un peu" – ne pas demander à Harcamone qu'il me fasse la grâce d'un geste plein et achevé. Modaliser, euphémiser, ne pas oser demander à qui que ce soit, quoi que ce soit – mais, l'instant d'après, devenir un assassin beau comme le jour, et dire "je" par sa bouche plus belle que la mienne – j'aurais pu le faire. Et dans le même temps, Jean, écrire des choses pleines d'antépositions, d'inversions précieuses, d'adjectifs plus précieux encore – j'aurais pu le faire, aussi. Nous sommes, chacun·e à notre manière, des histrions anxieux. Ce que nous osons d'une phrase, nous le rétractons de l'autre. Les murs de nos chambres font les souvenirs d'enfance se soulever.
Mais ce n'est pas exactement pour ces raisons que j'ai pu croire... c'était ailleurs, et pas exactement à l'endroit de la phrase. Tu écrivais ce que je pensais écrire ; que toute personne, prenant la parole, énonçait la vérité ; que les choses dites autour de toi, qu'elles le soient par des marlous, des petites frappes ou des officiers de police, c'étaient des choses aussi définitives que la parole de dieu. Ça je le pensais. Je me suis demandé si, t'écoutant parler, j'aurais eu cette foi – et réciproquement – mais tu es mort avant que je ne naisse.
Je suis désolée. Je ne voulais pas te brusquer. C'est peut-être pour cette raison que je ne t'ai pas écrit quand nous étions encore une seule personne. Quand je prends le train – et je le prends souvent, pour des raisons qui ne concernent que de loin notre intime parenté –, je pense à ce petit vieux, d'une indescriptible laideur, qui tentait de nous parler depuis sa banquette. Il nous dégoûtait un peu, mais tu te souviens comme moi du regard qu'il nous a lancé, et bien sûr, de cette intime conviction que tout homme en valait exactement un autre. Mais tu étais triste, et je ne le suis pas.
Tu t'es séparé de moi à cause de ta colère, et de ta conviction d'avoir péché. Je suis d'un autre temps, et plus rien dans mon époque ne me persuade de tes axiomes. Le mal n'est plus ce que tu crois. Il n'est dans la littérature que pour accomplir des choses que la tienne esquivait. Les hommes mauvais – ils sont nombreux – écrivent une littérature qui te rendrait triste, et que tu ne voudrais pas lire. Moi, je ne suis pas triste que tu te sois trompé ; simplement, tu me manques, et j'aurais aimé que tu puisses savoir cela. Tu m'aurais écoutée et crue.
Qu'aurais-tu fait du Saint-Genet, si tu avais su combien ton ami, Jean-Paul, se tromperait ? tu l'aurais brûlé, ou déchiré, comme tu l'as soit-disant fait de tes vieux manuscrits. Qu'aurais-tu pensé des textes de mon époque, de ces homosexuels qui, pleins d'une joie que tu n'as pas connue, écrivent des poèmes d'un érotisme triomphant, et heureux ? qu'aurais-tu opposé à la bienveillance de mon siècle, à sa douceur, à sa terrible douceur qui, refusant de nous voir comme des monstres, nous broie pourtant de la plus commune des manières ?
Je n'ai plus trouvé de réponse dans tes textes, qui ne sont plus les miens. Tu es presque décevant, en un sens. Je ne peux rien puiser dans ta colère, puisque les cibles qu'elle se donne n'existent plus – ma colère se heurte à des choses plus impalpables, et plus terribles, peut-être, que la méchanceté de tes bourreaux. Ceux-là se taisent désormais, et rampent ; tu n'as pas su le voir, tu ne les as pas vu fuir pour organiser leur résistance depuis des remparts sournois.
Je ne t'en veux pas. Je t'aime toujours autant.
M.-A.