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3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 16:59

Cher Jean,

 

J'ai beaucoup hésité, avant de commencer à t'écrire. Quand j'étais plus jeune, je me suis persuadée que la distance qui nous séparait était factice – qu'en réalité, j'avais écrit tous nos textes – les poèmes, Notre-Dame des fleurs, Querelle. Je m'étais persuadée que je les avais écrit quand je serais plus âgée, à l'âge où toi, tu les as écrits – puisque naturellement, plus jeune, je ne disposais pas encore de notre commune élasticité dans la langue.

 

Puis, quand je n'ai plus eu foi en la réincarnation, j'ai commencé à douter d'avoir jamais écrit des choses telles que  "Harcamone, fais un geste, tends moi un peu ton bras" ; même si bien sûr, j'aurais pu, moi aussi écrire ce "un peu" – ne pas demander à Harcamone qu'il me fasse la grâce d'un geste plein et achevé. Modaliser, euphémiser, ne pas oser demander à qui que ce soit, quoi que ce soit – mais, l'instant d'après, devenir un assassin beau comme le jour, et dire "je" par sa bouche plus belle que la mienne – j'aurais pu le faire. Et dans le même temps, Jean, écrire des choses pleines d'antépositions, d'inversions précieuses, d'adjectifs plus précieux encore – j'aurais pu le faire, aussi. Nous sommes, chacun·e à notre manière, des histrions anxieux. Ce que nous osons d'une phrase, nous le rétractons de l'autre. Les murs de nos chambres font les souvenirs d'enfance se soulever.

 

Mais ce n'est pas exactement pour ces raisons que j'ai pu croire... c'était ailleurs, et pas exactement à l'endroit de la phrase. Tu écrivais ce que je pensais écrire ; que toute personne, prenant la parole, énonçait la vérité ; que les choses dites autour de toi, qu'elles le soient par des marlous, des petites frappes ou des officiers de police, c'étaient des choses aussi définitives que la parole de dieu. Ça je le pensais. Je me suis demandé si, t'écoutant parler, j'aurais eu cette foi – et réciproquement – mais tu es mort avant que je ne naisse.

 

Je suis désolée. Je ne voulais pas te brusquer. C'est peut-être pour cette raison que je ne t'ai pas écrit quand nous étions encore une seule personne. Quand je prends le train – et je le prends souvent, pour des raisons qui ne concernent que de loin notre intime parenté –, je pense à ce petit vieux, d'une indescriptible laideur, qui tentait de nous parler depuis sa banquette. Il nous dégoûtait un peu, mais tu te souviens comme moi du regard qu'il nous a lancé, et bien sûr, de cette intime conviction que tout homme en valait exactement un autre. Mais tu étais triste, et je ne le suis pas.

 

Tu t'es séparé de moi à cause de ta colère, et de ta conviction d'avoir péché. Je suis d'un autre temps, et plus rien dans mon époque ne me persuade de tes axiomes. Le mal n'est plus ce que tu crois. Il n'est dans la littérature que pour accomplir des choses que la tienne esquivait. Les hommes mauvais – ils sont nombreux – écrivent une littérature qui te rendrait triste, et que tu ne voudrais pas lire. Moi, je ne suis pas triste que tu te sois trompé ; simplement, tu me manques, et j'aurais aimé que tu puisses savoir cela. Tu m'aurais écoutée et crue.

 

Qu'aurais-tu fait du Saint-Genet, si tu avais su combien ton ami, Jean-Paul, se tromperait ? tu l'aurais brûlé, ou déchiré, comme tu l'as soit-disant fait de tes vieux manuscrits. Qu'aurais-tu pensé des textes de mon époque, de ces homosexuels qui, pleins d'une joie que tu n'as pas connue, écrivent des poèmes d'un érotisme triomphant, et heureux ? qu'aurais-tu opposé à la bienveillance de mon siècle, à sa douceur, à sa terrible douceur qui, refusant de nous voir comme des monstres, nous broie pourtant de la plus commune des manières ?

 

Je n'ai plus trouvé de réponse dans tes textes, qui ne sont plus les miens. Tu es presque décevant, en un sens. Je ne peux rien puiser dans ta colère, puisque les cibles qu'elle se donne n'existent plus – ma colère se heurte à des choses plus impalpables, et plus terribles, peut-être, que la méchanceté de tes bourreaux. Ceux-là se taisent désormais, et rampent ; tu n'as pas su le voir, tu ne les as pas vu fuir pour organiser leur résistance depuis des remparts sournois.

 

Je ne t'en veux pas. Je t'aime toujours autant.

 

M.-A.

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12 mars 2021 5 12 /03 /mars /2021 19:57

Quand je suis retournée aux arènes, c'était la deuxième fois. Je suis venue me placer dix mètres en dessous des gradins où la première fois, je m'étais assise. Je ne me souviens pas de ce que j'ai pensé des arènes, ou des gradins, ou des arbres, la première fois. La première fois que je suis venue aux arènes, je n'étais pas seule, et je ne regardais rien autour de moi.

 

Quand je suis retournée aux arènes, j'ai marché comme dans un terrain miné, c'est-à-dire doucement. Il n'allait pas falloir que les gradins m'explosent à la figure. Je marchais dans une allée grise, et je passais en revue quelques retours sur des lieux minés ; ils n'ont jamais explosé. La salle de cinéma du Champo n'a pas explosé, et les étoiles sont restées intactes au plafond ; l'avenue Gambetta n'a pas explosé, et le goudron est resté intact sur le trottoir.

 

Donc, les arènes non plus n'ont pas explosé. Je suis revenue dans les arènes avec l'esprit curieux, ouvert et tatillon. La première fois je n'avais rien vu, alors je voulais, à défaut de les faire exploser, regarder les arènes.

 

Il y a d'abord un long couloir gris dans lequel je me suis enfoncée, en serrant mes deux mains dans mes deux poches décousues. De grosses alvéoles bordaient le chemin, sales et d'une autre nuance de gris. On débouche sur le sable jaune des arènes ; c'est une scène vide et triste. Rien ne se passe dans ce cercle. Les gens sont plutôt assis autour, sur les gradins ; ils ne sont pas nombreux parce que c'est l'hiver.

 

Je me suis assise dix mètres en dessous des premiers gradins. Je ne voulais pas salir mon manteau ou ma jupe sur la pierre sale et grise. J'ai regardé autour de moi pendant longtemps. D'abord, j'ai regardé les gens qui étaient assis par petits groupes à intervalles réguliers. Il y avait une fille qui lisait toute seule, et un couple qui mangeait de la viande froide, et deux khâgneux qui parlaient de mythologie à une khâgneuse qui riait poliment, et quelques lycéens que je n'entendais pas. Il y avait sous les fesses de chaque personne du gradin froid et sale.

 

Dans le sable, au centre, il n'y avait rien. Le sable ne s'est pas soulevé sous le souffle de l'explosion. Beaucoup d'arbres, sur les côtés des arènes, faisaient de l'ombre et perdaient des feuilles. Beaucoup de feuilles encombraient les petits chemins, et le haut des gradins.

 

Alors, de mon sac, j'ai sorti ma bouteille d'eau et j'ai bu, une eau très froide. Je ne faisais rien d'autre que boire l'eau, écouter les gens sur les gradins parler de mythologie ou ne rien dire ; le couple s'embrassait, alors j'ai pensé aux bouches pleines de viande froide, aux dents choquées les unes contre les autres. J'ai pensé, un moment, que j'étais déçue.

 

De mon retour aux arènes j'attendais le dénouement d'une histoire qui ne s'est pas dénouée. J'ai mieux vu les arènes, c'est-à-dire que j'ai vu les poubelles contre les poteaux, les bancs dans les alcôves, l'aire de jeux en contrebas. C'est-à-dire que les arènes sont devenues une chose sale et austère qu'elles n'étaient pas.

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27 octobre 2020 2 27 /10 /octobre /2020 00:14

bien que je piaffe d'impatience, rien ne se passe
il se passe des choses, mais pas en moi ; en moi
monte une vague énorme qu'on n'aura pas vue
venir des insectes broyés entre les plinthes vont
et viennent et commencent de grouiller. je n'ai
rien vu venir en moi. ça commençait par ça, une
très légère sensation de rupture. bien que nous
piaffions rien ne se passe. il se passe des choses
mais pas en nous. en nous il se passe qu'il monte
une vague d'énorme impatience : les araignées
scrofuleuses sont le dernier de mes soucis, mais
elles montent. elles poussent les portes et déca
denassent les verrous. j'ai vu venir qu'il allait rien
se passer. nous avons vu venir les crotales glisser
contre, tout contre l'énorme impatience. j'ai vu 
venir qu'on écrasera tout ça, menu, sous le sabot
des bêtes qui en ont, des sabots : par exemple les
vaches ont des sabots, les chevaux aussi ça on le
sait, et puis les chevreuils si on n'y pense pas spo
ntanément on sait aussi ; les sabots sont un avan
tage évolutif, donc les bêtes qui ont des sabots je
crois qu'elles ont vu venir de loin la grande vague
qui monte. une très légère sensation de rupture
m'est venue ce matin. ce soir. et ce matin le soleil
s'est levé au milieu des orages, avec des bêtes à
pattes nombreuses ; le soleil a broyé les corps ve
lus des papillons. mal éclos de leurs chrysalides 
ces pauvres bêtes sont le reflux humide de l'évo
lution. humide comme la bonde de la douche ce
matin pleine de mes cheveux. la sensation était
légère, tellement légère. bien qu'à ce moment-là
sous la douche, nue sous ma peau nue, j'aie pia
ffé d'impatience, je n'ai rien vu venir. c'est qu'on
ne voit jamais rien. les scolopendres glissaient, 
d'ailleurs depuis on les cherche dans les égouts.
le soleil s'est pris dans les orages et je n'ai rien
vu. je n'ai pas dormi cette nuit parce que ça co
mmence comme une très légère sensation de 
rupture qui n'a rien d'agréable. on se retourne
dans les draps frais parmi les insectes les papi
llons et les serpents visqueux, on est humides
et ça rompt. ça rompt tellement petit au début.
ça rompt tellement rien. un fil dans les orages
et les chevreuils comptent le temps qui s'ame
nuise. les chevreuils franchissent d'un bond
les précipices et je n'ai rien senti, rien vu, ça
commence comme un animal qui se cabre
humide et se ramasse contre un éboulement
de rochers. ça rompt tellement petit au début.

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22 octobre 2020 4 22 /10 /octobre /2020 23:57

L'enfant tâte le beau fruit rond ; une pomme verte, acide. Elle croque dedans et le fruit cède sous la pression. La pomme est verte, acide et dure. L'enfant la met à distance et observe. Elle est acide. D'un mouvement sec, elle jette le fruit au travers de la fenêtre. La pomme tombe. L'enfant s'approche de l'encadrement de la fenêtre et pose ses deux mains sur la rambarde. En bas, on ne voit guère qu'un halo de lumière sous les lampadaires de la rue. Le fruit a disparu. L'enfant cherche et ne trouve rien. Dans le silence qui succède au léger choc de la pomme sur le goudron, on ne distingue pas le fruit. Elle se concentre. Elle se demande si les rares sources de lumière, à force d'habituation, lui révèleront la présence du fruit. Elle éteint la lumière de la cuisine, puis revient s'asseoir sur la chaise. Elle plisse les yeux, et tâte l'un après l'autre les carrés de ciel noir, les quelques fenêtres encore éclairées, les lampadaires ; elle voit le goudron noir dans les flaques de lumière. Pas de fruit. L'enfant pense au goût acide de la pomme, puis au dégoût des choses. Elle se penche doucement contre la rambarde. Elle distingue mieux, déjà, le goudron frais. Il est ça et là jonché de menus objets. Les objets sont ternes et sales : sans doute des mégots, des tickets de caisse froissés ou d'improbables jouets abandonnés par les enfants qui passent. Sur les nappes de goudron brillantes, on ne voit pas de pomme. L'enfant pense que le regard est une chose morte. Elle ne peut pas toucher les choses du regard. Elle ne se souvient pas du goût acide de la pomme qui, quelques minutes plus tôt, l'a remplie de dégoût. Les choses du monde sont frappantes et insaisissables ; c'est ce qu'elle pense. S'il reste des pommes dans la corbeille à fruits, elle ira les prendre et les jettera une à une par la fenêtre. Si cela ne suffit pas, elle videra le frigo de tout ce qu'il contient et les tiroirs de tout ce qu'ils contiennent. Elle jettera tout par la fenêtre. Si elle se penche à la fenêtre, elle ne voit rien. Le goudron est noir comme le ciel. Si le frigo est vide, si les tiroirs sont vides, elle jettera tout ce qu'il reste dans la cuisine. Les meubles, un par un. Elle plisse les yeux et tâte les carrés de ciel noir, quelques fenêtres, et les lampadaires dont la ligne claire contoure la rue. Elle jettera les chaises, les lampes, les cuillères et les fourchettes, les prospectus, les meubles et les choses. Elle plisse les yeux et ne voit rien.
 

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6 octobre 2020 2 06 /10 /octobre /2020 11:02

Je me bats contre ce qui penche ; contre les fruits mûrs, écrasés.
Mûres, pêches lourdes et pommes sures ; c'est un sirop épais.
C'est de la pulpe qui s'écrase, de la pulpe par gorgées ; je me
Voue à ce qui pèse, à ce sirop épais qui coule depuis l'échelle ;

Et les fruits mûrs, par brassées ; lourde et dégouttante, la pêche
Est tombée, depuis le haut du pommier. Je m'embarrasse d'une
Brassée de pervenches ; couvertes d'un suc épais, les pervenches
Me tombent d'entre les hanches. Une à une, je me bats contre les

Tiges, la saveur rentrée des épines et le jour écrasé. C'est à même
La pierre que l'on suce, que l'on lèche la pulpe répandue ; c'est un
Sirop épais, qui goutte d'entre les branches. Le fruit mûr a penché,
Roulé. La chair est répandue.

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2 juin 2020 2 02 /06 /juin /2020 01:03

Je ne me souviens plus comment tu m'avais proposé de te rejoindre au bois de Meudon. Tu m'envoies des lettres en variant les supports : parfois, tu graves des rébus sur de l'écorce sèche ; d'autres, tu coches les lettres des paragraphes impairs du journal du dimanche. Ces petits jeux m'agacent, bien sûr, puisqu'ils demandent une patience que je n'ai plus. Je te dis souvent d'aller à l'essentiel.

Mais tu joues avec moi comme une fourmi patiente. Tu prétends m'occuper. Tu me tends des pièges, tu m'envoies des puzzles découpés à la main ; ils représentent des ports de pêche.

Cette fois-là, c'était peut-être le port de Lorient. Tu avais peut-être orienté les voiles des bateaux de telle manière que je devine l'orientation du vent, et tu avais sans doute joint un message qu'à l'aide d'un alphabet inventé, translaté vers l'ouest, je devais déchiffrer. Tu ne m'épargnes pas.

Alors j'étais venue à Meudon, dans l'espoir qu'il s'agisse du bon bois, de la bonne promenade, et de l'orientation exacte des voiles du port de pêche ; j'avais pris mon vieux sac à dos en toile et l'avais bourré de sandwiches, de bouteilles d'alcool et de fruits. Tu dis que j'en fais trop, qu'à nous deux nous n'avons que deux estomacs, deux foies, peu d'appétit.

Tu ne m'épargnes pas. Je suis restée assise dans le RER sans bouger, sans ouvrir la fenêtre, le sac posé sur les genoux. Ma voisine tenait un petit chien sur les siens et le caressait, les yeux dans le vague. Il semblait y prendre beaucoup de plaisir. J'ai regardé le chien pendant quinze minutes, puis je suis descendue à la gare RER.

Tu n'étais pas sur le quai, mais ça, j'avais pu le deviner à un détail de ton puzzle ; les petits graviers disposés sur le ponton étaient blancs, comme ceux du petit Poucet. Tu me fais tourner en bourrique, mais je sais que tu aimes les histoires qu'on te raconte.

Alors j'ai suivi l'unique chemin qui menait au bois ; bien sûr c'était drôle, parce que je ne suis pas le petit Poucet et que tout est trop facile dans cette histoire.

Une fois arrivée devant l'étang, j'en ai fait le tour pour trouver le meilleur emplacement : un peu d'ombre et de lumière, pas d'enfants à proximité, le clapotis audible et quelques buissons sur le côté. J'ai posé les bouteilles dans l'eau, coincées entre des rochers, puis je t'ai attendu. Le soleil était bas dans le ciel, un drôle de soleil de printemps, coincé dans les frondaisons ; deux ou trois chiens se battaient pour de faux tandis que leur maîtresse les encourageait à plonger dans l'étang.

Je ne connaissais pas l'étang. Je pensais qu'il serait doté de roseaux, de têtards amassés en grappes et de quelques nénuphars ; j'avais même pris un flacon de citronnelle pour éloigner les moustiques. Bien entendu, il n'y avait rien de tout ça.

J'ai lu quelques pages de ta traduction de Blake, en prenant des notes lorsque je la sentais fragile ; ta prédilection pour les inversions me semble un peu archaïsante, de même que ton amour pour certains adjectifs : diaphane, oblong, ineffable, ce genre de choses. En réalité, je pense que tu ferais un meilleur traducteur si tu lisais autre chose que ton Blake. De mon côté, j'écoute de la mauvaise variété, alors ce n'est pas beaucoup mieux.

Au fond, je ne connais de toi que les énigmes que tu m'adresses et ta propension à vider les bouteilles. Je ne sais pas bien pourquoi je te parle alors que tu n'arrives pas. La surface de l'eau se ride, tiens. On dirait qu'un gros poisson remonte ; oui, il nargue les pêcheurs alignés à ma droite. Trois pêcheurs vêtus du même ciré jaune, dotés de la même canne et des mêmes appâts.

Les poissons rident à tour de rôle la surface de l'étang et font des cercles autour des pêcheurs. C'est drôle. Je me demande si tu vas venir. L'épagneul a plongé seul dans l'eau et nage en direction des pêcheurs, tandis que ses deux camarades le regardent depuis la berge. Je m'endors, le soleil est haut et j'ai bu un peu de vin.

L'épagneul me lèche le visage ; il me réveille parce qu'il a senti la bonne odeur des sandwiches. Je partage avec lui le sandwich au pâté.

Tu me poses une main sur l'épaule, j'entends ton grand rire. Tu inventes des raisons farfelues à ton retard ; il me semble plus vraisemblable que l'énorme gâteau que tu viens de poser entre nous deux l'explique. Tu aimes pâtisser des gâteaux qu'on dirait tout droits sortis d'un magazine : grandes pièces montées multicolores, étagées, avec à leur sommet des figurines un peu absurdes. Cette fois-ci, elles représentent un pêcheur vêtu d'un ciré jaune et un gros poisson bleu.

Tu me noies dans le sucre ; tu es si jeune. Je me demande parfois si réellement, tu prends du plaisir à partager du temps avec une vieille dame comme moi. Je sais bien de quoi notre relation a l'air : une mère, son fils resté célibataire, tous deux pique-niquant le week-end dans les coins de nature qui entourent la capitale. Nous les choisissons facilement accessibles, et je t'attends toujours en ouvrant une bouteille. Quand tu arrives, je suis joyeuse, un peu ivre déjà.

Pourtant je ne suis pas ta mère ; la tienne est bien vivante, et je bois le café chez elle tous les dimanches. Nous discutons de nos fils ; le mien, qu'elle a peu connu, le sien, qui m'envoie de drôles de lettres découpées dans le journal.

Nous discutons de ta traduction, tandis que les trois pêcheurs rangent leurs affaires en nous scrutant. Tu soutiens que les bonnes traductions doivent évoquer l'époque du texte original, son charme suranné. Je ne suis pas d'accord mais je mords dans la pâte et manque m'étouffer avec une cerise confite. Les colorants que tu utilises t'ont marqué le pourtour des lèvres d'une auréole multicolore. Tu me souries.

Je me lève pour chercher la dernière bouteille de rosé, dissimulée entre deux gros cailloux ; elle dégouline et déjà, il fait un peu plus frais. Je reste à genoux devant l'étang et regarde les poissons sans les voir. Tu approches et t'agenouilles à mes côtés, puis tu me poses une question que je n'entends pas ; une question dérisoire sur une histoire d'adjectif, de nombre de syllabes. Je croise ton regard et nous rions, puisque tu ne m'épargnes rien.

Tous les mardis, je reçois une missive étrange que je prends la semaine à décoder ; tous les samedis, tu me gaves de sucre et me fais découvrir de jolis coins de nature auxquels je ne prête qu'une attention distraite. Le dimanche, je bois le café chez ta mère et le reste du temps, je m'occupe comme je peux.

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28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 01:00

Je plie un drap blanc. Je le range dans le vieux buffet. C'est un buffet en noyer, tout martelé ; on dirait que des coups de marteau ou de pied ont enfoncé le bois tendre ; ce ne sont que les déménagements. La première fois, nous étions jeunes, nous avions nous-mêmes enveloppé le meuble entre des couches de tissu éponge. La camionnette qu'on nous avait prêtée était trop étroite, et le buffet avait dû être en partie démonté.

Arrivés dans le deux-pièces de la rue Mouffetard, il nous a bien fallu nous rendre à l'évidence : plusieurs petites pièces manquaient. Nous avons rafistolé les angles avec un enduit brunâtre. Je tenais ce buffet de ma grand-tante Eugénie, une vieille femme qui perdait déjà la tête quand je suis née, et qui avait tenu à me l'offrir le jour de mes fiançailles. Ce n'est qu'une fois mariée que j'ai pu l'emporter, sans me rendre compte que des insectes avaient commencé à le dévorer de l'intérieur : termites, vrillettes et fourmis charpentières.

Les insectes étaient vivants encore, rue Mouffetard, et rongeaient l'enduit brunâtre. Tu me demandes ce que je rangeais dans ce buffet ? mais c'est comme aujourd'hui : des draps blancs, frais, brodés. Quand je n'étais qu'enfant encore, on m'avait fourni des palanquées de draps blancs et coûteux ; j'apprenais à broder sur ces draps. Les motifs qu'on m'enjoignait de broder n'étaient pas bien variés : fleurs et oiseaux régionaux, frises répétitives, et toujours les mêmes couleurs parce que c'étaient celles des fils qu'on trouvait alors dans le commerce : rose pâle, bleu pâle, vert pâle, jaune pâle.

Moi, j'étais une jeune fille, je ne dirais pas originale, mais un peu ardente. J'aurais aimé d'autres couleurs et d'autres motifs. J'avais quelques amies qui, comme moi, étaient un peu secrètes. Nous rêvions d'une sueur, de bleu de cobalt, de petites fleurs violettes. Mais toutes, nous avions ces mêmes parents qui nous achetaient ces mêmes draps blancs, ces mêmes mères qui nous apprenaient la broderie, et nous vivions, toutes, ces mêmes soirées trop longues...

Mais je m'égare. Tu me demandes d'où viennent les autres blessures du bois ? après la rue Mouffetard, nous avons déménagé rue des Martyrs : tu étais née, nous manquions d'espace. Cette fois-là, un peu moins pauvres, nous avions confié le buffet, les draps et les meubles à deux déménageurs italiens, un peu roublards, comme ils l'étaient tous à l'époque. Ils avaient profité du trajet pour livrer des pommes, de grosses pommes jaunes et sucrées, à un couple d'épiciers du bas de la rue. Les épiciers, en faisant rouler les cageots de fruits hors de la fourgonnette, ont tapé durement contre le bois.

Tu sais comme j'aimais les pommes. J'en achetais toute l'année, qu'elles soient mûres ou non. J'en cachais parfois quelques-unes entre les draps frais, et tu te souviens peut-être, de la tache brunâtre qui était apparue sur la nappe d'apparat ? c'était une reinette, oubliée là quelques mois de trop. Elle était petite, bien sûr, mais trop épaisse pour que les insectes en viennent à bout.

Mais je perds le fil, tu fais bien de me le rappeler. La troisième fois, nous avons quitté la grande ville. J'étais enceinte des jumeaux, nous étions un peu plus riches, je ne dirais pas enrichis, mais un peu plus riches. Les draps blancs n'étaient plus blancs ; déjà, je n'osais plus vraiment ouvrir le tiroir inférieur du buffet. C'est pour la vallée de Chevreuse que nous sommes partis, tu marchais en vacillant, j'étais bien lourde, et trois déménageurs ont tout mis dans un camion.

Tu t'étais hissée sur mes genoux et tu gigotais. Que s'est-il passé cette fois-là ? quand nous avons placé le buffet contre le mur de la maison, il était tel que tu le vois maintenant. Tu trottinais et je me souviens avoir fait un malaise. Il est passé inaperçu. Une longue rangée d'insectes traversait le carrelage rouge et se dirigeait vers le jardin ; tu les écrasais furieusement de ton petit talon.

Tu ne t'en souviens pas ? comme c'est curieux. Je peux te donner le buffet si tu en veux. Tu auras quelque chose en souvenir. Non, je n'ai plus ouvert ce tiroir inférieur. Je ne sais pas.

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19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 18:07

1.

 

Tu es dans ta chambre. Tu regardes tes mains qui font un pont sous la couette et l'agitent ; tu as dissimulé tes pieds, ton visage et ton ventre, et tu remues très doucement. Le drap fait quelque chose en se plissant. Un bruit d'araignée, ou d'oiseau. C'est le bruit que font les draps quand tu les laves ; ils sont frais.

 

Le soleil te brûle la peau, puis te déforme le visage. Tu songes aux paysages. Tu songes au voisin d'en face qui, tous les soirs, porte le même pull bleu et la même chemise sombre par-dessus. Son visage ne se décrispe jamais, c'est la peur ou l'angoisse ou l'attente qui conditionnent sa venue.

 

Tu penses aux choses que l'on attend. Avant de t'enfermer, tu t'étais mise à marcher tous les jours, beaucoup ; les quartiers s'étaient, peu à peu, décloisonnés ; la carte des arrondissements avait perdu de son autorité. Ton pied traînait sur le goudron des routes, sur les passage-piétons, sur les chemins du parc des Buttes-Chaumont ou du square d'Anvers.

 

Tu partais à la recherche d'une image précise, perdue dans le recoin de tes pensées. Elle ne te coûtait rien. Précisément, c'était une pièce de quelques centimes que tu perdais sur le trottoir. Ou précisément, c'étaient les pattes fangeuses d'un chien, d'un chat, d'autre chose.

 

Tu partais de plus en plus loin dans la ville ; tu te demandais si la ville était un espace permis. Tu allais parfois jusqu'à la rue Daguerre que tu ne faisais que croiser ; ou tu piétinais le parvis de la cathédrale en travaux ; ou tu débouchais sur le Père-Lachaise, quelquefois sur le périphérique.

 

L'image que tu poursuivais, précise et clinquante, avait la forme exacte de ton itinéraire ; c'est là, dans ce point précis, que je t'ai rencontrée. J'ai pensé au drap que tu agites, au bruit de l'araignée sous la couette, à la forme de ton itinéraire et de tes bras.

 

 

2.


 

Hélène barbote dans l'eau de son thé, au chaud, bien chaude ; elle vide la tasse d'un coup, lape ce qu'il en reste dans le creux de ses mains puis profite un instant de cette odeur de menthe fraîche.

 

On a voulu lui prouver combien elle était petite et mal faite : on lui a déroulé des raisons qui auraient dû la heurter. Mais elle s'est tenue droite dans le réduit qu'elle habite, droite devant le tiroir au fond duquel elle range quelques boîtes – une, ronde et couverte de papier de soie rouge ; une tout cabossée, en aluminium ; une dorée et brillante, avec un fermoir chantourné ; une enfin en plastique vert, couverte d'une étiquette mi déchirée. Ce sont les boîtes dans lesquelles elle range le thé qu'on lui offre.

 

Ses amies, nombreuses, lui en offrent à intervalles réguliers. Sarah lui offre des thés achetés dans de grandes boutiques luxueuses ; Valentine lui mitonne des mélanges avec les herbes qu'elle ramasse ; Marie en déniche lors de ses voyages en vélo ; Rébecca la prend comme point d'arrivée de la filière qui va de sa grand-tante en transitant par sa mère et elle.

 

Les amies d'Hélène ne sont pour rien dans la litanie avilissante qu'elle subit parfois : petite taille, corps contrefait. Tu as les hanches trop larges, le nez légèrement tordu, la peau, ça n'est pas tout à fait ça, la coiffure non plus, ta mèche tombe mal. C'est comme ça. Hélène s'assied sur le bord de son lit, ravie. Rien ne la picote ou ne la dérange. Elle se laisse tomber en arrière, doucement, touche le matelas de son dos, s'y enfonce et enfonce les doigts dans ses côtes.

 

Elle entend la voix de sa mère, elle entend la voix de ses tantes, elle entend la voix de plusieurs femmes et elle chasse la voix de sa mère, elle chasse la voix de ses tantes ; c'est facile. C'est comme un ballon piqué par une aiguille. J'aurais dû t'écouter, soupire-t-elle, et je ne le fais pas.

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11 avril 2020 6 11 /04 /avril /2020 18:09
J'ai peur. Des ronces roulaient, de grands tertres se brisaient.
La mer, déchaînée, jouait le jeu du vent.
Le phare, tu vois, allait se brisant.

J'ai froid. Au loin, les oiseaux – sur la grève –
Piquaient, puis se débattant, criaient,
Roulant d'entre les ronces.

J'étais froide. De grandes ronces légères s'enroulaient, les
Mouettes se jouaient du vent, le phare
Allait se brisant, les vagues...

Tu as peur. Le phare, démâté, allait se brisant,
Une peur, tu vois, ça tremble en jouant,
La vague, solide, riait sur ton flanc
 
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9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 23:46

Je suis née il y a longtemps.

C'était, dit-on, une époque différente. On y mangeait la neige. On y jouait avec d'étranges instruments en bois, dont le nom m'échappe.

Les adultes entendaient les pensées qu'enfants, nous pensions. Mon père, ma mère, m'entendaient penser de drôles de choses ; je pensais à la neige. Je pensais aux maisons qu'on construit dans la terre. Parfois, il me venait d'autres pensées : que nous ne méritions pas les forêts, les arbres, les oiseaux.

Pour cacher ces pensées-là, je jouais de l'instrument en bois. Son nom m'échappe dans le même temps que sa couleur, sa forme et les gestes que j'y associais. Bien sûr, je me souviens de la mélodie chétive que j'en tirais.

J'étais souveraine. Dans le bois, je marchais en jouant de cette flûte, et les oiseaux venaient. On ne m'entendait pas. Les maisons étaient creusées dans la terre par les hommes ; les femmes tiraient, du bois de la forêt, des instruments de musique.

Parfois, les pensées m'assaillaient à l'improviste. Mon père, que je n'aimais pas, pouvait les entendre. Alors je courais dans la forêt retrouver les oiseaux, tandis que les femmes tailladaient les branches.

Nous, les enfants, n'avions pas de tâche particulière ; nous devions simplement, une fois l'an, aider les adultes à récolter la neige. Nous la ramassions pour en faire de petits tas, que nous transportions ensuite dans les caves des maisons. Le reste du temps, nous étions libres d'aller et venir, jouer de la musique et paresser ensemble.

J'étais solitaire. Le son de mon instrument, lui, était faux.

Pourtant les oiseaux me suivaient, et je pensais des choses étranges. Que la forêt, les oiseaux, devaient connaître un langage que nous ne connaissions pas. Que nous étions les dépositaires d'un savoir maigre, ou que la neige pouvait fondre.

Il est une fois arrivé une chose terrible. Je pensais ces choses, et d'autres encore pires. Je n'ai pas entendu ma mère venir. L'arbre sous lequel j'étais accroupie présentait un beau bois, et ma mère est venue le prendre. Elle m'a entendue. Elle n'a rien dit.

Ma mère parlait peu. Elle me regardait peu. Elle est simplement partie avec son fagot de branches et son canif.

Je ne l'ai plus vue parce que je suis partie. J'ai traversé la forêt avec les oiseaux qui me suivaient. Ils ne m'ont pas appris leur langage, mais l'hiver venait et la neige s'est mise à tomber.

J'aurais dû mourir sous la neige, avec ma flûte comme seul bagage. J'ai eu froid et ne me suis plus souvenu du chemin pour rentrer.

De l'autre côté de la forêt, d'autres gens vivaient. Eux ne mangeaient pas la neige, ne sculptaient pas le bois et vivaient dans d'autres maisons que les nôtres. Ils m'ont retrouvée, m'ont nourrie et réchauffée. Je pensais des choses droites et bonnes : ces gens sont bons, il récoltent des fruits rouges et tuent les bêtes.

Ils m'ont appris un jour qu'ils n'entendaient pas mes pensées. Bien sûr, ça n'a rien changé de nos relations ; il y avait longtemps que je ne pensais plus de choses étranges.

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