Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 23:46

Je suis née il y a longtemps.

C'était, dit-on, une époque différente. On y mangeait la neige. On y jouait avec d'étranges instruments en bois, dont le nom m'échappe.

Les adultes entendaient les pensées qu'enfants, nous pensions. Mon père, ma mère, m'entendaient penser de drôles de choses ; je pensais à la neige. Je pensais aux maisons qu'on construit dans la terre. Parfois, il me venait d'autres pensées : que nous ne méritions pas les forêts, les arbres, les oiseaux.

Pour cacher ces pensées-là, je jouais de l'instrument en bois. Son nom m'échappe dans le même temps que sa couleur, sa forme et les gestes que j'y associais. Bien sûr, je me souviens de la mélodie chétive que j'en tirais.

J'étais souveraine. Dans le bois, je marchais en jouant de cette flûte, et les oiseaux venaient. On ne m'entendait pas. Les maisons étaient creusées dans la terre par les hommes ; les femmes tiraient, du bois de la forêt, des instruments de musique.

Parfois, les pensées m'assaillaient à l'improviste. Mon père, que je n'aimais pas, pouvait les entendre. Alors je courais dans la forêt retrouver les oiseaux, tandis que les femmes tailladaient les branches.

Nous, les enfants, n'avions pas de tâche particulière ; nous devions simplement, une fois l'an, aider les adultes à récolter la neige. Nous la ramassions pour en faire de petits tas, que nous transportions ensuite dans les caves des maisons. Le reste du temps, nous étions libres d'aller et venir, jouer de la musique et paresser ensemble.

J'étais solitaire. Le son de mon instrument, lui, était faux.

Pourtant les oiseaux me suivaient, et je pensais des choses étranges. Que la forêt, les oiseaux, devaient connaître un langage que nous ne connaissions pas. Que nous étions les dépositaires d'un savoir maigre, ou que la neige pouvait fondre.

Il est une fois arrivé une chose terrible. Je pensais ces choses, et d'autres encore pires. Je n'ai pas entendu ma mère venir. L'arbre sous lequel j'étais accroupie présentait un beau bois, et ma mère est venue le prendre. Elle m'a entendue. Elle n'a rien dit.

Ma mère parlait peu. Elle me regardait peu. Elle est simplement partie avec son fagot de branches et son canif.

Je ne l'ai plus vue parce que je suis partie. J'ai traversé la forêt avec les oiseaux qui me suivaient. Ils ne m'ont pas appris leur langage, mais l'hiver venait et la neige s'est mise à tomber.

J'aurais dû mourir sous la neige, avec ma flûte comme seul bagage. J'ai eu froid et ne me suis plus souvenu du chemin pour rentrer.

De l'autre côté de la forêt, d'autres gens vivaient. Eux ne mangeaient pas la neige, ne sculptaient pas le bois et vivaient dans d'autres maisons que les nôtres. Ils m'ont retrouvée, m'ont nourrie et réchauffée. Je pensais des choses droites et bonnes : ces gens sont bons, il récoltent des fruits rouges et tuent les bêtes.

Ils m'ont appris un jour qu'ils n'entendaient pas mes pensées. Bien sûr, ça n'a rien changé de nos relations ; il y avait longtemps que je ne pensais plus de choses étranges.

Partager cet article
Repost0

commentaires