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22 novembre 2020 7 22 /11 /novembre /2020 23:30

Le journal sentimental a commencé comme une bonne plaisanterie ; j'ai mis du temps à comprendre combien j'étais sérieuse.

 

J'ai mis du temps à m'autoriser à considérer l'écriture diaristique avec tout le sérieux qu'elle me semble désormais mériter – pas d'auto-fiction ou d'infra-ordinaire, ces mâles récupérations de nos carnets de femmes ; mais des émotions, des sentiments, une jungle entière de choses minuscules qu'on débroussaille à la serpe. Oui, toutes ces choses qu'on a dévaluées au prisme de la valeur – littéraire –, par-dessus lesquelles on a écrit des détournements, des pastiches, des réécritures – ces mâles récupérations de nos carnets de femmes.

 

Le journal sentimental n'est rien de plus qu'un journal de femme. Le journal de mes émotions, sensations, de ce qui se diffuse et me transforme – de toutes les petites choses qui me traversent et au travers desquelles je fluctue. Je suis une saison qui passe, une année entière ; les petits animaux se pendent à mes branches, et dans un grand éclat de rire, se balancent. Je suis une louve accueillante, une balancelle – et parfois, le frémissement inquiet des forêts, la nuit.

 

Pour écrire un journal sentimental, bien sûr, il faut croire dans l'unicité et la permanence. J'écoutais hier une lecture érudite de Trouble dans le genre ; Judith Butler pense qu'on performe le genre, lui-même constitutif de l'identité – ce que ça veut dire, c'est qu'il n'est d'identité que dans le jeu ; l'assentiment aux règles du jeu. Mais que l'on performe, d'un seul coup, autre chose ou, pire ! que l'on cesse de performer, et alors...

 

J'ai haussé les épaules, comme dérangée – je veux écrire mon journal et croire dans la permanence, dans l'altération, dans le renouveau quelquefois. Il y a un temps pour tout : le temps de la pensée, le temps de la sensation. Le temps de l'assentiment au jeu, s'il est un jeu profond ; et l'autre temps, celui qu'on consacre, précieuses, à l'analyse.

 

Je sens l'odeur du bouillon qui mijote : crevettes, citronnelle, gingembre et lait de coco. Nuoc mam, piment, ail et échalotes. Carottes, enfin nouilles soba. Toutes choses épluchées puis coupées finement, l'un à côté de l'autre, devant le plan de travail. Le soir tombe et j'ai peu lu, aujourd'hui. Depuis quelques semaines, j'explore les littératures asiatiques contemporaines ; Japon, Corée, Iran. Je m'étonne des effets de réel que savent convoquer ces romancièr·es : petit bout d'annulaire coupé par la machine, tombé dans la limonade ; les quatre parfums de la limonade ; clitoris sec de la femme que la maladie altère ; carcasse de la truie, qu'on découpe avec amour pour un festin de mariage.

 

J'ai la sensation de me vautrer dans ces effets de réel. D'être, soudain, la femme qui s'abîme, la truie qu'on fend par le milieu, la limonade rougie par le sang de l'annulaire. D'être ailleurs, très loin, main dans la main d'enjeux qui me sont étrangers. J'ai même espéré goûter à la soupe d'amour cuisinée par Rinco ! elle y avait mis du potiron, des pommes et des patates, pour que la chaleur de la soupe pénètre dans le cœur de deux adolescent·es amoureux·ses.

 

Je ne sais pas si le journal sentimental est, à la manière des romans asiatiques contemporains, semé d'effets de réel ; si les légumes que je coupe en été, le fossile que je trouve, plus jeune, sur un sentier de montagne, si les poupées poussiéreuses du grenier, si tous ces objets de ma vie fournissent à l'attention d'une lectrice, d'un lecteur, des prises auxquelles s'agripper. Je l'espère.

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