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19 novembre 2010 5 19 /11 /novembre /2010 15:58

Il tombe quelques miettes au fond d'un gouffre, et plus haut l'homme qui s'y penche les suit d'un regard torve. Il est là depuis des siècles et ne distingue pas encore de quoi sont faîtes les particules en bas, il y verrait bien des membres disloqués ou quelques dragées fines, mais il sait que ses souhaits ne modifieront en rien leur identité.

ll est accoudé au bord de la falaise, ses jambes derrière son visage penché, un peu étonné. Il n'a pas oublié le château posé dans son dos, mais celui-ci ne présente aucun intérêt, il est si grand et si gris, et ce depuis si longtemps qu'il ne saurait intéresser que d'ineptes étrangers (ici personne n'est plus étrange que les étrangers).

Un panier de crabes est suspendu à la poutre qui enlace amoureusement la tour dominante, et les crustacés encore un peu vivants se donnent des coups de pattes. L'un d'entre eux se contorsionne méthodiquement, imposant par l'usure au panier des trous sans cesse agrandis, qui toutefois ne lui serviront d'échappatoire que pour une terrifiante bascule au fond du gouffre.

Sur trois petites planches en bois clouées les unes aux autres s'avancent des hommes. Ils se hissent sur la pointe des pieds, un doigt levé vers le panier, les yeux pourtant rivés à leurs pieds renfrognés, puis basculent, poussés par la pression de l'homme qui arrive lui aussi, les uns, les autres. Leurs corps tombent lentement, ils se foutent des lois et autres remèdes. Parfois leurs membres, volant en éclats sur des renfoncements obscurs, se transforment en miettes.

L'homme est à mi-chemin entre le bas et le haut. Mais il ne voit pas tomber les corps, puisque de temps à autres, il enserre sa face abîmée entre ses mains -puis serre très fort. D'un coup, il prend une inspiration -cette chose se produit une fois tous les siècles, et invariablement les corps tombent plus drus, pressés qu'ils sont de l'entendre. Et sa voix monte, claire et chevrotante. Il parle du panier qui est à son humble avis le sens intime de la vie, puis des hommes qu'il ne voit pas mais devine, et finit par l'évocation d'autrefois.

Cela ressemble à peu près à ceci (il vaut mieux ne pas le couper, mais personne n'existe qui ne puisse entrer en communication avec lui):
-Un panier, si l'on y met des crabes, attire une foule. Pressée, elle marche sur ses propres pieds. C'est absurde. La douleur tord quelques visages, quand les autres ont des dents comme des couteaux, qui brillent. J'étais autrefois éminent, ce mot qui me désignait n'est plus: catabraque. Je lisais des lignes et j'attirais à moi cette même foule, elle voulait savoir tant de choses.

Toujours en ce point, l'homme prend un ton de misère, ses mains une pose tragique, il se tord et tombe presque.
-Mais où vais-je? Et ces miettes sont-elles les corps éclatés des gens qui aiment les crustacés? Qui suis-je, ah, personne sans doute.

Il a des airs un peu nostalgiques nuancés d'une ridicule moue des lèvres.
-Autrefois, avant que tout ceci soit une boucle, je marchais dans la rue, et les visages me disaient des choses. D'un côté, je voyais la peur de n'être pas assez beau en son costume de lin pelé, de l'autre les sourires qui ne sont là que pour eux. Parfois, je crois m'en souvenir, les gens se croisaient et parlaient. Pas comme aujourd'hui je le fais, car ils étaient différents.

Puis il retombe, apathique, et médite sur le sens du mot aujourd'hui. Comme le temps n'est plus, et que les hommes sont tous des hommes, il ne sait plus.

Alors il range sa langue serrée et recommence de regarder au fond, il reprend son manège et parfois cache son visage entre les mains.

Dix mille siècle plus tard, une femme a pris des ciseaux et coupé la ficelle qui retenait le panier à la poutre tordue. Les crabes se sont étalés dans le ciel, mais l'homme mort par manque de salive n'a pu profiter de ce singulier spectacle.

Les hommes égarés n'ont plus compris, et se sont tous jetés d'un coup dans la mer. Les vagues les ont un peu léchés, recouverts, puis parce que c'était leur rôle dans mon histoire, les ont avalés d'une bouchée. BAM.

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