Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 février 2021 7 07 /02 /février /2021 23:15

L'été de l'année 2015, ma grand-mère entassait des cartons de livres dans le coffre de sa voiture ; nous partions toutes deux à l'aurore sur des routes de campagne, puis nous nous garions le long d'immenses prairies transformées en parkings : c'étaient jours de brocante.

 

Il fallait d'abord trouver l'emplacement ; déplier les tables en plastique ; transporter les cartons de livres. J'avais inventé une disposition pour donner cohérence à l'ensemble : des bacs de vieux classiques de poche ; des bacs de science-fiction, reconnaissable aux couvertures grises et bleues ; des bacs de romances et bluettes, celles que ma grand-mère avait dû lire sur la plage, les étés précédents.

 

Il faisait chaud. Je portais des lunettes de soleil. Lentement, des gens passaient entre les tables, regardaient les objets. Les livres sont des objets qu'on touche ; pour voir les livres, on doit se pencher sur le carton, puis soulever chacun des livres, lire la couverture, peut-être se repérer aux couleurs. Je me souviens d'un homme d'une cinquantaine d'années qui, sans un mot, a choisi une vingtaine d'ouvrages et, sans un mot, les a réglés. Plus tard, mon oncle expliquerait à ma grand-mère qu'elle avait vendu des éditions collector vingt fois au-dessous du prix du marché ; l'homme était un connaisseur.

 

Nos voisins vendaient, eux, des objets : le genre d'objets qu'on entasse dans le garage pendant des années, et qu'on vend un jour lors d'une brocante. La plupart de ces objets ont mal vieilli ; ils sont humides et gondolés. Les gens passent, lentement, et n'ont pas ce regard du connaisseur ; sauf moi, bien sûr. J'avais vu le beau wok électrique que le vieux couple vendait, et je le voulais pour cuisiner.

 

Mon beau-père détenait, jusqu'alors, le monopole de la réalisation de la fondue chinoise. Il possédait un wok, tout pareil, un wok électrique qu'on pose au milieu de la table, qu'on remplit de lait de coco et d'épices, dans lequel on plonge des nouilles, des légumes et du poisson.

 

*

 

Dans le domaine culinaire, je me contente d'imiter les mien·nes. Je réalise la lotte à l'armoricaine d'une grand-mère, la soupe aux légumes de l'autre, la fondue de mon beau-père, le gratin dauphinois de ma mère. Je réalise la sauce de salade de mon père, les crêpes de la mère de J., et le poulet au curry de ma tante. Je réalise le poulet au gingembre de D., le gâteau au chocolat de mon enfance, le tiramisu de ma grand-mère, et son crumble aussi. Je réalise les cookies au matcha de C., la soupe au butternut de l'autre C., et la tarte au poireau de R. Je réalise la bolognaise de mon oncle et, comme mon beau-père, j'assaisonne tout au gingembre, que je tranche, comme lui, en fines lanières.

 

Ce jour-là, après avoir été dépouillée des livres de science-fiction que lui avait laissé mon oncle en déménageant, ma grand-mère m'a offert le wok électrique. Ses voisin·es le lui ont, en réalité, cédé à un prix très modeste ; on développe de grandes solidarités, lors des brocantes. On se donne quelques conseils sur la disposition des tables, sur le prix du livre à l'unité, et on commente, ensemble, la chaleur montante, inusitée dans ces villages de Bretagne.

 

Le wok électrique ne rentrait pas dans ma valise ; il a fallu ruser pour le ramener à Paris. La première fois que j'ai utilisé le wok, j'ai raté la fondue. Elle était insipide ; j'avais pourtant dosé le satay, le lait de coco et le nuoc mam dans les proportions exactes que m'avait décrites mon beau-père, au téléphone. Devant mes invités, ce jour-là comme toujours, polis et menteurs, j'ai songé avec dépit que les proportions exactes n'étaient jamais celles qu'on déclare.

 

Si votre grand-mère vous explique qu'il ne faut qu'une gousse d'ail dans le poêlon de la fondue, c'est qu'il en faut au moins deux ; si Hélène vous explique qu'elle met peu de beurre dans la poêle au moment de cuire la crêpe, c'est qu'il faut trancher large dans la motte ; si votre tante vous assure qu'elle ne met qu'une dizaine de cacahuètes broyées dans son poulet, c'est qu'il en faut le triple.

 

Mon beau-père, pensé-je devant mes invités – qui tous mangeaient sans savoir quel succédané honteux c'était là – mon beau-père ne sait pas qu'il a la main leste, quand il saupoudre le bouillon de satay ; il ne sait pas tout le nuoc mam qu'il verse, il ne sait pas qu'il met moins d'eau que de lait de coco, il ne sait pas non plus que la sauce soja est dispensée avec générosité. Il a noté dans le recoin de sa tête une recette idéale qu'il n'a jamais mise à exécution, qu'il outrepasse toujours, et qu'il m'a transmise car, n'est-ce-pas, c'est la recette que l'on transmet, et non l'exécution.

 

*

 

L'été de l'année 2015, quelques mois après la mort de mon grand-père, ma grand-mère m'a offert le wok de nos voisins de brocante ; elle a aussi vendu, pour vingt euros, le billig de sa belle-mère, à un couple de jeunes marié·es parisien·nes fraichement installé dans la région. J'ai pensé, en regardant le jeune couple s'éloigner avec le billig, à mon arrière-grand-mère qui possédait le tour de main que seules les vraies bretonnes possèdent, le tour de main de la crêpe : ni trop lent – la crêpe serait épaisse – ni trop rapide – elle serait trouée. J'ai pensé que ma grand-mère, née dans les Pyrénées, n'avait jamais réussi à attraper le tour de main. Elle utilisait une poêle toute simple pour faire des crêpes. Le billig avait été remisé dans le garage pendant une dizaine d'années, depuis la mort de la belle-mère jusqu'à celle de l'époux.

Partager cet article
Repost0

commentaires